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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/82

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de petites modistes confectionnant à quatre francs par jour (et encore) des robes de douze cents, deux restaurans-bibliothèques, propres, bien aménagés, où deux cents ouvrières peuvent, en deux fournées, venir prendre leurs repas de midi. De bibliothèques ces restaurans n’ont encore que le nom, et c’est à peine si les planches sont posées. Il faut attendre maintenant que les livres viennent. Mais ce qui vient déjà en foule, ce sont des clientes proprettes, accortes, avec je ne sais quoi d’élégant que la Parisienne du peuple emprunte si facilement au contact de la femme du monde. Les mauvaises langues prétendent que les plus jolies n’y viendront jamais. Qu’en savent-ils ? Mais quand cela serait, il n’est pas nécessaire qu’on soit jolie pour être en péril à vingt ans, et les galans de crémerie ne sont pas si difficiles. Il faut voir tout ce jeune monde arriver d’un pas pressé, commander son déjeuner à la hâte, non sans avoir pris un moment pour se regarder dans la glace en rajustant ses petits cheveux, et le dévorer à belles dents, en babillant à demi-voix avec l’inextinguible gaîté de la jeunesse ; le tout sous la protection d’un grand Christ qui étend au-dessus de cette jeunesse et de cette gaîté ses bras paternels et indulgens. « Cela m’étouffe de manger là devant, » disait un jour une brebis galeuse qui s’était introduite dans le troupeau choisi, et elle n’est plus revenue. Mais les autres reviennent, attirées non pas seulement par le bon marché de la nourriture, sur la qualité de laquelle elles ne laissent pas de se montrer assez difficiles, mais aussi, surtout peut-être, par la bienveillance de l’accueil, par un mot affectueux dit tantôt à l’une, tantôt à l’autre, par cette charité la plus précieuse de toutes, qui va de l’âme à l’âme et pas seulement de la bourse à la bourse. Ainsi peu à peu la clientèle se forme, j’entends aussi la clientèle morale, et quand l’une des clientes cesse de fréquenter le restaurant, on peut dire à coup sûr que c’est un mauvais signe. Ajoutons que l’œuvre naissante a déjà créé deux maisons, l’une dans Paris pour les ouvrières orphelines, l’autre à la campagne pour les ouvrières convalescentes ; maisons de famille, c’est ainsi qu’on les appelle, et cette dénomination heureuse m’a rappelé celle qui est usitée en Angleterre et en Amérique : home for friendless girls, maison pour les jeunes filles sans amis. La famille, l’amitié, c’est bien, en attendant mieux, ce qu’il faut offrir à ces jeunes filles : sans quoi, elles courent après l’amour et elles ne rencontrent que la galanterie.

Revenons aux États-Unis. Les auteurs de la statistique américaine n’ont pas voulu remplir les colonnes de leurs tableaux de renseignemens purement matériels. Ils se sont efforcés encore de serrer d’aussi près que possible les conditions d’existence morale où