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D’ailleurs, à l’époque, dans le pays et au milieu de l’entourage où il vivait, comment Spinoza se fût-il désintéressé de la politique ? — « Il fréquentait, écrit Kortholt, les principaux et les plus doctes personnages, recherché qu’il était par eux plus qu’il ne les recherchait lui-même, et s’entretenait en leur société des affaires de l’État. Il se piquait en effet d’être un politique, politici enim nomen affectabat, et, sa pensée pénétrant l’avenir, il lui est souvent arrivé de faire à ses hôtes des prédictions que vérifièrent les événemens. » — Ses lectures n’avaient pas sans doute peu contribué à développer chez Spinoza cette sagacité naturelle, et ses conversations avec MM. de Witt ou MM. de La Cour, autres politiques hollandais, lui étaient devenues, selon toute apparence, moins instructives que son commerce avec Machiavel, qu’il appelle lui-même acutissimus Florentinus, ou même avec ce Thomas Hobbes, dont il se défend assez mal d’avoir adopté les principes. Aussi n’est-ce pas sans intérêt qu’on parcourt la nomenclature des œuvres politiques qu’il avait plus particulièrement sous les yeux, et auxquelles, comme autant de lumières qui éclairent la politique, s’entremêlent d’importans ouvrages d’histoire : Opera de Machiavelli, 1550 ; Machiavell, Basil ; Hobbes Elementa philosophica ; Morii Utopia ; Politicke Discourssen, 1662, Leyde ; Clapmarius de arcanis rerum publicarum libri sex ; Daniel Mostarts Sendbrief schryver ; Grotius, de Imperio summarum potestatum circa sacra ; Fabricii Manhemium et Lutrea Cœsarea ; le Visione politiche, 1671 ; Corona Gothica Hispan., 1658 ; las Obras de Perez, 1644 ; Arrianus de Exped. Alexandri Magni, Amst., 1668 ; Julius Cœsar ; Salustius ; Tacitus cum notis Lipsii, Antverp, 1607 ; autre exemplaire ; Livius, 1609, Aureliœ Allobrogum ; Flav. Josephus, Basil, 1540 ; Curtius ; Justinianus ; Histoire de Charles II (en hollandais.)

On serait assez naturellement porté à supposer que, tout absorbé dans les méditations les plus abstruses de la métaphysique ou préoccupé des problèmes les plus ardus de la physique et de la géométrie, Spinoza ne devait avoir pour les lettres ni inclination, ni loisir. Ce serait une erreur. Son intelligence, si ouverte à toutes les sciences, ne l’était pas moins à tous les genres de littératures, tant anciennes que modernes. Il en possédait, en diverses langues, plusieurs des principaux chefs-d’œuvre et paraît s’être complu tantôt aux graves et éloquentes pages des prosateurs, tantôt aux grâces légères des poètes et à leurs brillantes ou ingénieuses fictions. Ainsi il quittera les lettres de Pline pour prendre celles de Cicéron ; il passera d’Homère à Horace et à Virgile, ou de la Satire de Pétrone et des Dialogues de Lucien, aux Métamorphoses d’Ovide, aux Tragédies de Sénèque ou aux Comédies de Plaute, et après avoir savouré