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qu’abandonnés à eux-mêmes et non distraits par les bruits du dehors, ils n’entendent le mystérieux océan se gonfler sans cesse, et que le murmure ne devienne tempête. Voilà une conception un peu étrange de la vie morale des enfans. Mais c’est qu’Aurora Leigh songe à sa propre enfance, si peu enfantine. C’est en Italie, tout près de Florence, qu’elle a vécu, elle, ces années décisives. Orpheline déjà de sa mère, elle reste sans père à treize ans : « du choc brusque de la vie et de la mort, s’échappe un éclair funèbre : » du coup, Aurora prend conscience d’elle-même : « Là, écrit-elle (et combien d’autres pourraient aujourd’hui l’écrire comme elle ! ) — à treize ans, — s’arrêta mon enfance. » D’enfant, elle devient femme, et brusquement la vie se dresse en face d’elle, comme une ennemie. Prenons-la avant le conflit décisif, avant le grand combat, avant la lutte entre le rêve et le fait.

Aurora a été élevée à la campagne, en face d’elle-même, en face des monts, des forêts, du ciel. Son père l’a voulu ainsi : il a tenu à ce que la nature fût sa première compagne, et la meilleure, a parce que les enfans sans mère ont besoin, pensait-il, — plus que d’autres, de la mère nature, — et que les chèvres blanches de Pan, avec leurs mamelles chaudes et pleines, — de mystiques contemplations, viennent allaiter, — les pauvres lèvres sevrées des orphelins. » Ainsi ses yeux sont pleins de verdure, son imagination de parfums et de couleurs, sa pensée du monde physique et des « mystiques contemplations » qu’il provoque. Cela est si vrai qu’elle ne saura plus penser, — en véritable poète, — que par images : un trésor d’images, de sons, de rayonnemens et d’harmonies, un frémissement continuel du cerveau en face des choses, une sensibilité d’artiste en un mot, de peintre et de musicien, et de musicien plus encore que de peintre, — c’est Aurora Leigh enfant. Les « châtaigneraies de Vallombrosa, » voilà ses premiers maîtres. Le ciel de l’Italie, de « la terre des tombeaux, » comme elle dit, est son ciel. Il faut, quand on parle d’elle, noter ses paysages : ils sont une partie d’elle-même. Plus tard, elle sentira aussi le charme de la nature du Nord, de cette douce et familière nature, s’insinuant auprès de vous, — « comme le ferait un chien ou un enfant, pour toucher votre main ou tirer votre robe : » nature apaisée et familiale de l’humide Angleterre, paysage du foyer, du bonheur intime, des cœurs satisfaits. Mais, si cette seconde patrie l’attire par instans, la première, la vraie, lui reste plus chère. N’est-elle pas, en effet, cette nature du Midi, l’initiatrice qu’elle a tout d’abord adorée, et qui a formé son être ? Quand, plus tard, elle la retrouve, elle s’écrie : « Me voici, mon Italie, — mes collines à moi ! Vous doutez-vous, ô mes collines, — de l’ardeur qui m’entraîne vers vous ? Sentez-vous ce soir, —