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son éducation, par sa fierté, par ses audaces, par le frémissement continu de sa sensibilité tendue, » s’y est révélée tout entière. Oui, voici bien l’œuvre où elle a mis, comme il est écrit à la première page, « ses plus hautes convictions sur la vie et sur l’art. » C’est un testament philosophique et esthétique. Il n’y a pas de livre plus actuel. S’il existe un évangile de ce christianisme moderne qu’on nous promet, il est là. Voici, par excellence, le livre des « chercheurs d’avenir, » et il n’a qu’un tort pour nous Français : c’est d’être écrit en anglais, et en vers. Mais, à coup sûr, il n’y a pas d’œuvre qui soit, à un plus haut degré, en même temps que la confession d’un grand esprit, le poème d’un siècle. A quelques détails près, qui sont purement anglais, Aurora Leigh est l’Évangile poétique de l’idéalisme contemporain.


I

« L’histoire intime de deux âmes, une double autobiographie morale, » — suivant les expressions de M. Montégut, — « le contraste soutenu de la voix féminine et de la voix mâle, » — suivant celles de M. Taine, — un cœur de femme, en un mot, se heurtant à un caractère d’homme et finalement, après mille déboires et épreuves, s’unissant à lui pour jamais, — voilà tout le poème d’Aurora Leigh.

Écoutons d’abord chacune de ces deux voix.

Plus d’un poète a exprimé les regrets que laisse la jeunesse disparue. Mais qui donc, pourrait-on dire, à propos de cette « subtile et profonde Aurora, » écrira le poème de ceux qui pleurent parce qu’ils n’ont jamais été enfans ? L’héroïne d’Elisabeth Browning a en effet cela de remarquable, et de très moderne, qu’elle n’est pas née jeune : elle l’est devenue, et cela a eu une influence profonde sur toute sa vie. Elle est née en Italie d’un père anglais et d’une mère italienne. Mais de très bonne heure, elle a perdu cette mère : « pauvre étincelle dérobée à une lampe mourante, » elle n’a jamais senti, sur ses tresses blondes, errer des mains de femme, ces mains qui préservent des tristesses précoces et de cette gravité trop tôt venue de la vie. Les enfans n’ont, si on les laisse à eux-mêmes, que trop de penchant à voir les choses plus graves qu’elles ne sont, à revêtir tous les objets d’une solennité factice, à grandir le monde et les hommes : prenez-y garde, nous dit le poète : ces petits sont plus sérieux que vous ne croyez ! ils sourient, oui, mais ce n’est peut-être pas à ce que vous pensez : c’est à cet Infini, dont le murmure résonne en leur âme d’enfant, et que même les nouveau-nés entendent. Prenez garde que ce murmure ne grandisse trop vite en eux,