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nous aussi est un commencement. Nous ne sommes pas seulement le résultat et le produit net des générations précédentes : nous sommes encore le point de départ et la cause volontaire des générations futures que nous modifions, soit en bien, soit en mal, à notre gré, comme une matière pétrissable, — et cela suffit à rendre notre personne infiniment précieuse. Rouages d’une machine, soit ; mais rouages d’un genre unique, qui vont ou s’arrêtent à leur gré, accordent ou refusent leur concours, et à qui il est permis de dire : « Cela sera » ou « cela ne sera pas. » Oui, l’humanité est grande, plus grande que vous ne le dites ou que vous ne le pensez. Mais elle n’est grande qu’autant que chacun de nous la veut ainsi et parce que « la poussière humaine, » c’est de la poussière d’esprits et de libres volontés. En un mot, la société humaine, c’est, suivant le mot d’Elisabeth Browning, « le total bruyant des unités silencieuses. » Mais, pour qu’il y ait un total, il faut des unités réelles : de là le prix de la personne. L’humanité vaudra ce que vaut chacun de nous. Elle n’a point de prix par elle-même, point de dignité ou de majesté innées. Pour se ravaler au niveau des dernières espèces animales, il lui suffit de le vouloir. Qui l’adore en masse adore donc un fétiche, une idole de bois, Moloch ou Baal : ce sont des dieux que vous faites à plaisir, et nous savons de quel limon on les pétrit : ils fondront au premier soleil. Si vous voulez me faire croire à l’humanité, faites d’abord que je croie à l’homme, et, si vous voulez établir le prix de la vie de l’espèce, montrez-moi d’abord le prix de la vie individuelle.

De là, de cette incertitude où nous sommes à l’égard de l’humanité et de sa valeur future ou absolue, vient la nécessité d’être modestes : « Moins de programmes, nous qui n’avons pas la prescience ! — Moins de systèmes, nous qui sommes tenus, et ne tenons pas ! — Moins de statistiques de masses à sauver, — par nations et par sexes ! Fourier est vide, — Comte, absurde, Cabet, puéril. — Il n’y a point de règles de vie sans la vie. » Voilà bien le Romney de la seconde période, celui qui est revenu des rêves humanitaires et qui a touché du doigt le creux des systèmes. Voilà, dirai-je aussi, celui à qui vont toutes nos sympathies, toutes nos volontés. « Le monde est vieux ; mais ce vieux monde attend l’époque où il sera renouvelé. — C’est pourquoi il faut que des cœurs nouveaux, vivant d’une vie individuelle — s’élèvent. « Il faut être prudent et se défier des utopies. Dieu seul est capable de faire du monde ce qu’en voudraient faire les socialistes en chambre, « un jardin anglais. » Car ils méconnaissent, eux, le prix de la personne, le prix de l’âme. Ils croient que le bonheur, c’est le bien-être. Ils pensent guérir la lèpre morale à force de « bains