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publics. » Ils s’imaginent que « le pain de l’homme fait toute sa vie. » Erreurs funestes : la vie se développe, non du dehors au dedans, mais du dedans au dehors. « On n’arrive à l’homme que par l’âme. » « La société, a dit plus sèchement M. Secrétan avec un sens profond des nécessités du moment, qui sont, au fond, des nécessités permanentes, — la société repose sur la conscience et non pas sur la science : la civilisation est avant tout chose morale. » Ce qu’il faut éveiller et satisfaire en nous, ce n’est pas, — ou ce n’est pas d’abord, — ce qui nous est commun à tous, les instincts, la soif, la faim, la vie du corps, mais bien ce qui est le propre de l’homme : la personne morale et la recherche du bonheur vrai.

Mais ce bonheur, quel est-il, et où le trouver ? Dans le travail seul et dans l’effort. Car ainsi seulement la personne se développe. « Oh ! la vie ! — combien de fois nous la rejetons, en pensant : « Assez, — assez de la vie ! voici une raison d’en finir : ici, il nous faut rompre avec la vie, — sous peine d’être indignes ! Nous voici frustrés, — mutilés, morts à l’espérance : adieu la vie ! » — Ainsi, comme des enfans mutins, nous fermons les yeux, — et croyons tout fini. Puis la vie nous appelle — d’une voix transformée, apocalyptique, — qui vient d’en haut, d’en bas, ou d’autour de nous : — peut-être l’appelons-nous la voix de la nature ou de l’amour, — nous trompant nous-mêmes, parce que nous avons plus de honte à avouer nos compensations que nos deuils : — enfin, c’est la voix de la vie ! enfin, nous faisons notre paix avec la vie ! » De fait, nous renaissons à l’action, et par suite la personnalité se réveille en nous. Le malheur n’est que l’abandon de notre personne, qui s’engourdit ou se glace. Le travail, c’est la joie : « La vertu s’enflamme au toucher de la joie comme une joue d’homme posée sur une main de femme. » Mais, de même que chacun de nous a sa façon d’être heureux et que la joie est en un sens chose tout individuelle, de même aussi le travail, étant individuel également et personnel, acquiert par là un prix inestimable. « Le droit au travail est ce qu’il y a de meilleur en ce monde. » Cette vérité banale, vous la méconnaissez donc en présentant le travail comme un mal qu’il faut combattre et restreindre. Ne dites pas aux hommes : « Le beau jour où vous ne ferez plus rien ! » Car, au fond, c’est le but que vous leur proposez : un monde où chacun aura le maximum de jouissances pour un minimum d’efforts. Le pauvre idéal ! Et l’étrange illusion que de vouloir dispenser également le droit à l’action, comme si l’action n’était pas ce qu’il y a de plus personnel en nous et par suite de moins susceptible d’être jaugé, réglé, mesuré ! Comme si c’était, encore une fois, un mal, un ennemi ! « Qui craint Dieu craint de rester assis à l’aise : » et, comme