Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/858

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’inaction est le fait de ceux qu’on appelle, par ironie sans doute, les heureux du monde, ainsi se trouve justifié ce mot tout évangélique : « Malheur à qui sort du repas rassasié ! » Il n’y a d’autre morale, — le siècle aura beau dire, — que la privation volontaire et qu’un peu d’ascétisme.

Peut-être objectera-t-on à Romney Leigh qu’en attendant le plus, il n’est peut-être pas mauvais d’avoir le moins et qu’à défaut du pain de l’âme, on peut essayer de donner aux hommes le pain du corps. Non certes, le bien-être n’est pas le bonheur ; mais c’en est peut-être le commencement. Nous qui cherchons une règle de nos actes, il nous semble qu’ici du moins nous pouvons tous agir sans nous tromper : bâtir des asiles, fournir du pain aux affamés, soigner les malades, fortifier les mourans, certes, ce n’est pas réaliser le bonheur en ce monde. (Qui donc le réalisera jamais ? Et n’est-ce pas une folie coupable que ce rêve qui hante un peu tous les cerveaux, ce rêve puéril du « Paradis sur terre, » suivant le mot d’un autre poète ? ) Mais c’est du moins à un mal certain substituer un moindre mal, peut-être même un peu de bien.

D’accord, nous répond le poète par la bouche de Romney. Mais n’oublions pas que la vie n’a de prix que dans la mesure où elle développe la personne. Or la personne, qu’est-ce, si ce n’est l’esprit ? Le grand ennemi de ce temps, c’est l’écrasement de l’esprit par les sens : « Nous sommes grossièrement portés, — à nous en tenir à la réalité palpable, comme les chiens tiennent un os… Nous mangeons de la boue, — comme ces peuples lointains, au lieu du blé d’Adam — et du vin de Noé : de la boue par poignées, de la boue par tas : nous nous emplissons de boue jusqu’à la gorge — et nous prenons la couleur noire de l’argile — dont nous vivons. » Ce qu’il faut surtout, c’est laver les yeux des hommes, que cette boue a souillés. Combien en est-il encore, de ces yeux, qui s’ouvrent à la splendeur du ciel ? Pourtant nous vivons dans la lumière, mais nous ne la voyons pas. « La terre est pleine du ciel. » Mais nous allons parmi ces merveilles sans les apercevoir. De cette troupe d’histrions en voyage qui est la race humaine, et qui passe sur cette route, poussant son chariot et fredonnant ses chansons, à peine si de loin en loin il s’en trouve un pour s’asseoir au bord du chemin, ôter ses sandales, rêver et admirer un instant : les autres cueillent des mûres sur les buissons et s’amusent sottement à s’en barbouiller le visage.

Ce qu’Elisabeth Browning nous propose en échange de ce grossier matérialisme, c’est une religion bien antique et une foi vieille comme le monde ; mais à quel point renouvelée, imprégnée d’un souffle vivifiant, animée et comme transfigurée par l’expérience morale et par l’autorité d’une vie d’efforts, c’est ce que je ne