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le tunnel ou le pont, qui auront le devoir et la légitime préoccupation de rémunérer leur capital d’établissement, peuvent-ils espérer vaincre la navigation ? Les promoteurs du pont avouent eux-mêmes qu’il leur faut compter, pour s’en tirer, sur environ 125 millions de recettes, correspondant à un million de voyageurs et à 5 millions de tonnes de marchandises, d’une valeur supérieure à 1,000 francs chacune. On admet, en effet, que les matières pondéreuses et de peu de valeur, houilles, minerais, bois, etc., continueront à prendre la voie de mer. — Mais 5 milliards de marchandises, c’est près de 33 pour 100 ou le tiers du mouvement général du commerce britannique. Or, actuellement, les ports de la Manche ne voient que 4 à 5 centièmes de ce trafic. On est loin de compte. Et puis, l’art de la navigation n’a pas dit son dernier mot. Les paquebots actuels, déjà très perfectionnés, munis de machines puissantes, font la traversée de la Manche à raison de 29 à 32 kilomètres à l’heure. C’est déjà fort bien. Quand il le faudra, d’autres viendront qui feront ai kilomètres à l’heure : c’est la vitesse des meilleurs torpilleurs. Elle est déjà réalisée par ce beau paquebot la Seine, construit récemment pour le service de Dieppe à Newhaven, par la Société des forges et chantiers. Ce sera aussi celle de ces grands steamers avec lesquels les successeurs de Gunard se proposent de transporter, l’an prochain, les visiteurs de l’Exposition de Chicago. De Calais à Douvres, la traversée ne sera plus que de 37 à 38 minutes. Les temps d’arrêt nécessités par les transbordemens peuvent aussi être réduits. — La dépense en sera-t-elle augmentée ? Il est permis de prévoir que non. L’augmentation de vitesse viendra d’une meilleure utiUsation, et non d’une plus grande consommation de combustible. Les machines les plus perfectionnées n’utilisent encore aujourd’hui que de 12 à 15 centièmes du travail mécanique produit par la combustion. Qu’on arrive à en utiliser le tiers en plus, — c’est encore peu de chose, — on pourra réduire d’autant le fret et le prix du passage.

Il ne restera plus à invoquer contre la navigation que les nausées du mal de mer, dont le désagréable ressouvenir portait les dames anglaises à bénir l’idée de Thomé de Gamond au moment même où Palmerston l’accueillait si rudement[1]. Mais on sait aujourd’hui plus d’un moyen de modérer les mouvemens d’un navire. Sans chercher, comme Bessemer avait tenté de le faire, à suspendre dans la coque du navire le salon des voyageurs ainsi que le cadran de la boussole, on peut atténuer presque entière-

  1. « You may tell the French engineer that if he can accomplish it, I will give him my blessing in my own name, and in the name of all the ladies of England. » Paroles de la reine Victoria à propos du projet de Thomé de Gamond, rapportées par sir Edward W. Watkin. (Loc. cit.)