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ment les oscillations si antipathiques aux estomacs sensibles. Modifier, au profit de la stabilité, le rapport de la longueur à la largeur, donner au navire plus d’enfoncement dans l’eau, plus de quille suivant l’expression usitée, et les ports approfondis d’aujourd’hui le permettent autant qu’on peut le souhaiter, descendre aussi bas que possible le centre d’oscillation, sont choses aisées aux habiles architectes nautiques d’aujourd’hui. Ils le feront quand il le faudra. Quelques gouttes d’huile opportunément répandues à la surface des vagues en calmeront, comme par enchantement, la turbulence. Sans dire qu’on sera sur la Manche comme sur le lac Majeur, on y sera sans doute presque entièrement à l’abri de la traditionnelle incommodité. On traversera vite, sans souffrance et à bas prix.

En résumé donc, les moyens actuels, quelque peu améliorés, peuvent pendant longtemps encore suffire à maintenir et à développer les relations entre les deux côtés du détroit, si des tarifs de douane et d’autres mesures d’aussi fâcheux effet et de même origine n’y viennent pas mettre d’obstacle. Les pélasgiques monumens que l’on projette n’ajouteront pas grand’chose à la facilité des relations. Ils ne détourneront pas le grand commerce des voies maritimes, toujours les plus économiques ; et, enfin, tunnel ou pont, ils n’auront sans doute pas sur les sentimens d’amitié des deux peuples voisins plus d’influence que le pont de Kehl ou le souterrain du Mont-Cenis, qui n’ont rien empêché.

Mais, dit-on encore, et les capitaux en quête d’un intérêt rémunérateur ? Nous ne faisons pas difficulté d’avouer que, dans notre pensée, ils feraient bien de chercher emploi ailleurs. Un demi-siècle durant, c’est à développer les moyens de transport qu’ont été employés les capitaux épargnés. L’heure est peut-être venue de se tourner d’un autre côté. Il serait bon d’accroître, après les moyens de transport, la matière transportable elle-même, en développant la production du pays, en commanditant son industrie, en fécondant les parties stériles de son territoire, en créant au loin sur des terres nouvelles des centres d’échange et de consommation, dont la douane n’interdirait pas l’accès. Un comptoir au Soudan, quelques gouttes d’eau dans la Camargue et la Crau, un peu de calcaire sur les plateaux déshérités de la Bretagne, feront plus pour la richesse de la France que ces grandes et coûteuses merveilles, qui séduisent l’imagination, flattent l’amour-propre, exaltent la réputation d’illustres ingénieurs déjà surchargés de lauriers, mais ne se justifient point par une incontestable utilité.

J. Fleury.