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certifié et juré. Mais la fille de Dubois a su plaire aux gentilshommes de la chambre, en particulier au duc de Fronsac, et elle se démène tant et si bien, que les comédiens reçoivent l’injonction de jouer le Siège de Calais avec son père. Nouvelle réunion : Clairon prend la parole, obtient la promesse qu’aucun membre de sa compagnie ne se commettra avec l’homme qu’elle a frappé d’infamie ; un plan est arrêté, exécuté de point en point. Le lundi 11 avril, à cinq heures et demie. Le Kain, arrivant au théâtre, demande aux semainiers le nom de l’acteur qui joue le rôle de Mauny. — C’est Dubois, selon l’ordre du roi, répondent-ils. — Cela étant, voici mon rôle, — et il s’en va. Même jeu avec Molé, Brizard, Dauberval, Clairon. À six heures seulement, on lève la toile, et Bouret entame une tremblante harangue : «Messieurs, nous sommes au désespoir… — Point de désespoir, Calais ! vocifère le parterre. — Et les partisans de Dubois font rage, et toute la salle répète avec eux : Calais ! Calais ! Molé, Brizard, Le Kain, au For-1’Évêque ! Clairon à l’hôpital ! Frétillon aux cabanons ! — Un jeune colonel d’infanterie s’écriait dans un transport comique : « Ah ! que n’ai-je mon régiment ici ! » Un des plus courroucés s’arrêta devant le buste de Molière, et, avec une indignation toute féodale : « Voilà un de ces gueux qui a été plus envié à la France que ne le sera vraisemblablement aucun premier gentilhomme de la chambre. » Ce tumulte dura jusqu’à sept heures, alors seulement on baissa la toile et l’on rendit l’argent. Là-dessus, grand comité des gentilshommes de la chambre qui décident d’envoyer les mutins au For-l’Évêque. On assure que Clairon répondit à l’exempt de police qu’elle était soumise aux ordres du roi, que tout en elle, était à la disposition de sa majesté, ses biens, sa personne, sa vie, mais que son honneur était intact, et que le roi lui-même n’y pouvait rien. À quoi l’exempt aurait judicieusement riposté : « Vous avez raison, mademoiselle, là où il n’y a rien, le roi perd ses droits. » Son embastillement lui procurait une sorte de triomphe. Mme de Sauvigny voulut conduire elle-même son illustre amie, sa philosophe, la plaça dans le fond de sa voiture, s’assit sur ses genoux, et c’est ainsi que ces deux femmes à sentimens, comme dit Collé, arrivèrent ensemble au For-l’Évêque. Installée dans le meilleur logement de la prison. Clairon reçut force visites, donna des soupers divins et nombreux, mais se fatigua bien vite de sa cage, et sous couleur de maladie réelle ou simulée, obtint la permission de rester aux arrêts chez elle, à condition qu’elle ne recevrait pas plus de six personnes, entre autres M. de Valbelle et un Russe pot-au-feu qui se contentait modestement de baiser la main de la tragédienne. La fermentation des esprits était extrême, comme si l’on eût appris une grande bataille : le gros du public se déchaîna