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de la circonstance pour faire enfermer, dans les hôpitaux, les gens dont ils voulaient se débarrasser. Lorsque ceux-ci se débattaient et demandaient du secours, on les faisait passer pour fous ou démoniaques ; on les liait ; et on les poussait ainsi à l’Hôtel-Dieu, où les infirmiers les couchaient avec les pestiférés, et alors, dit Ambroise Paré, ils ne tardaient pas à mourir, autant de déplaisir que de l’air infecté.

Nous ne pouvons pas, aujourd’hui, nous faire une idée de ce qu’étaient ces hôpitaux où les malades couchaient pêle-mêle quatre, cinq, six, et parfois davantage dans le même lit[1], où l’entassement était tel qu’on suffoquait en y entrant et qu’Ambroise Paré tomba un jour en syncope, en découvrant le lit d’un pestiféré.

L’infection était si grande qu’on ne trouvait pour soigner ces malheureux que le rebut de la société, qu’un personnel recruté dans les prisons. Les médecins eux-mêmes n’en approchaient qu’avec des précautions terrifiantes. Dans certains hôpitaux, ils avaient adopté un costume spécial qu’Ambroise Paré décrit avec une certaine complaisance, et ce n’est pas seulement au XVIe siècle qu’on s’affublait ainsi. Dans un petit ouvrage qu’il a publié en 1873, Chéreau reproduit le fac-simile d’une gravure de 1720 qui représente le costume que portaient alors les médecins dans les hôpitaux[2].

C’était une robe enveloppant tout le corps et que complétait un capuchon de même étoffe, percé au niveau des yeux d’ouvertures fermées par un cristal. Le nez, en forme de bec d’oiseau, servait à la respiration ; il était rempli de parfums balsamiques. Les mains étaient couvertes de gants remontant jusqu’au milieu de l’avant-bras. Ainsi costumé, le médecin s’avançait, un bâton de bois blanc à la main. Il s’arrêtait à deux pas des malades et se mettait de côté pour ne pas recevoir leur haleine. Le prêtre se servait, pour donner la communion, d’une vergette de la longueur d’un pan et demi, au bout de laquelle se trouvait un petit croissant d’argent pour porter le saint-sacrement dans la bouche du malade. De l’autre main, il serrait étroitement la manche de son surplis et de son habit, et il était recommandé à tout le monde de ne jamais s’asseoir ni se mettre à genoux dans la salle et de faire attention à ce que les bords du vêtement ne touchassent pas le sol[3].

  1. En 1693, à l’Hôtel-Dieu, on fut obligé de coucher douze et quinze malades dans le même lit. Cette année-là, l’effectif total dut s’élever à 10,000. (Bouchardat, Notice sur les hôpitaux de Paris.)
  2. Ce dessin a pour légende : M. Chicoyneau, chancelier de l’Université de Montpellier, envoyé par le roi à Marseille, en habit appelé contre la mort ; mais je suis convaincu qu’il y a là une erreur. Chicoyneau, qui, pendant l’épidémie de 1720, fit preuve du plus splendide courage, n’a pas dû s’affubler de ce ridicule costume.
  3. Ronchin, Histoire de la peste de Montpellier (1629-1630) ; Lyon, 1640.