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à prix d’or. Les balayeurs des rues, les gueux qu’on cherchait à leur substituer, se dérobaient comme eux.

Les échevins s’adressèrent alors à MM. du corps des galères et leur demandèrent des forçats pour servir de corbeaux. Le commandeur de Rancé et l’intendant Vaucresson accueillirent leur demande et envoyèrent à terre une première corvée qui mourut en quarante-huit heures ; les suivantes eurent le même sort ; et en deux mois 455 forçats furent sacrifiés à cette périlleuse besogne. Les misérables à qui on avait promis la liberté, mais qu’on ne pouvait ni alimenter ni vêtir, et qui se savaient voués à une mort certaine, pillaient les maisons aussitôt qu’on cessait de les surveiller et s’acquittaient fort mal de leur tâche.

Il arriva bientôt un moment où elle devint impraticable. Les rues étaient tellement remplies de cadavres que la circulation des tombereaux y était devenue impossible. Le cours, le quai du port en étaient couverts, les places publiques en étaient jonchées. Ils étaient là, gisant, les uns sur les autres, pêle-mêle, avec les matelas, les paillasses, les couvertures, les bardes et les haillons des pestiférés qu’on jetait par les fenêtres. Au pied des arbres du cours, sous les auvens des boutiques, on voyait des mourans que les chaleurs d’août et l’infection avaient chassés de leurs demeures et qui venaient mourir sur le corps de ceux qui les avaient devancés. De temps en temps, un malade en délire passait en criant au milieu d’eux et allait mourir un peu plus loin ; d’autres se jetaient par les fenêtres ou se précipitaient dans le port rempli lui-même de cadavres et de débris[1].

Cet effrayant spectacle était au-dessus des forces d’une population aussi impressionnable que celle de Marseille, et on ne doit pas s’étonner des innombrables défaillances dont cette ville fut le théâtre ; mais elles furent largement compensées par les dévoûmens sublimes dont ces murs désolés furent les témoins. Celui de Belzunce, l’immortel évêque, est devenu légendaire, et les passans s’inclinent avec respect devant la statue que la reconnaissance des Marseillais lui a élevée sur le cours. Le marquis de Pille, les échevins donnèrent, comme lui, l’exemple du courage persévérant et du mépris de la mort. Le chevalier Rose, qui avait mis au service de ses compatriotes son temps, sa fortune et sa vie, se consacra dès le début à diriger l’enterrement des morts, et c’est à lui que

  1. Tous ces détails ont été empruntés aux documens officiels, et notamment au Journal de ce qui s’est passé en la ville de Marseille depuis qu’elle est affligée de la contagion, tiré du Mémorial de la chambre du conseil de l’Hôtel de Ville, tenu par le sieur Pichatti de Croissante, consul et orateur de la communauté et procureur du roi de la police.