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était à l’âge où l’on se dégoûte et où l’on se retire, qu’il n’aspirait plus qu’à reposer ses vieux os usés par cent batailles, et en dépit de ses infirmités, également incapable de se donner du repos et d’en laisser aux autres, il conserva jusqu’à sa mort l’amour du mouvement, la passion des entreprises.

Il était dur à ceux qui travaillaient sous ses ordres ; il les harassait par ses exigences, les consternait par ses hauteurs, les épouvantait par ses colères. Infiniment ombrageux, les gens avec qui il avait à traiter disaient de lui ce que l’empereur Guillaume Ier a dit plus d’une fois de M. de Bismarck : « Il est susceptible, il faut le ménager. » Je ne sais s’il parlait souvent de ses nerfs, on en parlait moins en ce temps-là, mais il en souffrait beaucoup et se vengeait de sa souffrance sur autrui. Dans les jours où ils le tourmentaient, tout l’agaçait, tout l’irritait. Il défendait à ses officiers de se présenter devant lui avec leurs éperons et il interdisait à leurs chevaux de hennir. Tout bruit lui devenait insupportable ; il n’était plus permis de sonner les cloches, il fallait chasser des rues tous les chiens, leurs aboiemens l’auraient mis en fureur. L’accès passé, il invitait ses colonels à venir trinquer avec lui et il les enchantait par sa belle humeur, par les grâces de son esprit naturel et facile. Cet homme orageux, violent, était dans l’occasion le plus séduisant des enjôleurs. Dans la conférence qu’il eut à Francfort-sur-l’Oder avec le comte Adam de Schwarzenberg, il se comporta le premier jour comme un vrai sauvage. Le lendemain, il lui envoya de bon matin une de ses voitures, le reçut au haut de son escalier, le retint à dîner, lui rendit dès le soir sa visite, et le jour suivant se promena deux heures avec lui. Le comte l’avait trouvé délicieux ; il l’était toutes les fois qu’il le voulait bien et que cela pouvait lui servir à quelque chose.

Mais c’est surtout par son tempérament autoritaire que le prince de Bismarck ressemble à Wallenstein ; l’un et l’autre ne se sont jamais sentis libres que lorsqu’ils étaient omnipotens. Dans quelque siècle qu’ils vivent, les Wallenstein sont des hommes nés pour s’asseoir sur un trône et pour donner à leurs peuples des lois qu’il n’est permis ni de discuter ni d’amender. S’ils avaient rempli leur vraie destinée, ils seraient des monarques absolus ; mais, n’ayant pas trouvé de couronne dans leur berceau, ils sont condamnés à servir un maître, et leur condition leur paraîtrait insupportable, leur malheur leur semblerait sans mesure, si ce maître ne consentait à se laisser gouverner absolument par eux, s’il ne les consolait de leur vocation manquée et de leur incurable inquiétude par un entier abandonnement à leurs volontés. Toute gêne qu’on leur impose les irrite comme une atteinte portée à leur dignité, toute objection qu’on leur fait les blesse comme une offense : ne représentent-ils pas dans ce monde la majesté du génie, plus respectable que celle des rois ?