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paraisons tirées de tout ce que l’homme, depuis six mille ans, s’efforce d’écarter de sa vue. Lisez encore un Voyage à Cythère ou l’Hymne à la Beauté.

Il est vrai qu’en revanche, on peut essayer d’idéaliser tout ce que le vice a de plus répugnant, comme dans les Femmes damnées, ou tout ce que, comme dans une Martyre, le crime a de plus dégoûtant.


Dans une chambre tiède où, comme en une serre.
          L’air est dangereux et fatal,
Où des bouquets mourans dans leurs cercueils de verre
          Exhalent leur soupir final.

Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve,
          Sur l’oreiller désaltéré,
Un sang rouge et vivant…


Mais d’idéaliser le vice, ou de faire un peu plus que matérialiser l’idéal, cela ne se compense pas ; cela s’ajoute ; et le résultat le plus clair en est d’avoir introduit dans notre poésie française une constante préoccupation de l’ignominie. La mettre aujourd’hui dans le choix des sujets et demain dans la manière de les traiter, c’est toute une part du baudelairisme, et j’entends bien qu’il faut le constater, mais de l’admirer, c’est une autre affaire, et de le glorifier, c’est ce qui serait monstrueux. Il faut passer à l’art toutes les libertés, excepté celle d’employer ses moyens à se détruire lui-même.

C’est cependant à quoi Baudelaire s’est efforcé d’une autre manière encore, en affectant, comme théoricien, de ne voir dans l’art que l’artificiel ; et, par ce mot, nous dit Gautier dans sa Notice, « il entendait une création d’où la nature est complètement absente. » Nous pouvons ajouter que, s’il ne la justifiait pas, il défendait du moins, par des argumens très subtils, cette préférence qu’il s’était donnée pour la bizarrerie ; et personne peut-être, de notre temps, n’a mieux plaidé la cause de l’art pour l’art ou celle de la décadence. La place nous manque aujourd’hui pour les discuter à notre tour. Mais, en tout cas, ce que Baudelaire n’a pas établi, c’est que la décadence ne fût pas le commencement de la décomposition finale ; et quant à la théorie de l’art pour l’art, il n’a pas triomphé de la contradiction qu’elle implique, si l’art, sous toutes les formes, est une création de l’homme. Le séparer de l’homme et de la vie, que dis-je ! lui donner pour objet de les « dénaturer, » c’est donc tout simplement lui enlever sa raison d’être, puisqu’en le coupant de ses communications nécessaires, c’est tarir pour lui la source même de son renouvellement.

Quel intérêt pourrions-nous prendre à des vers comme ceux-ci :


Non d’astres, mais de colonnades,
Les étangs dormans s’entouraient.
Où de gigantesques naïades,
Comme des femmes se miraient…