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empêche à tout prix la vérité d’arriver jusqu’à lui. Songez-y : M. Gladstone, qui perçoit et devine tout avec la rapidité de l’éclair ! M. Gladstone, qui est en communication magnétique avec l’âme de son pays et de son temps ! L’idée est follement gaie, et le conte du géant Gladstone, enfermé dans une petite bouteille par l’enchanteur Morley, vaut presque Peau-d’Ane, Il y a des gens qui « y prennent un plaisir extrême, » non-seulement parmi les tories, mais parmi certains admirateurs de M. Gladstone. Ils veulent attribuer à une influence étrangère la passion malheureuse de leur chef pour le home-rule irlandais ou sa résistance obstinée au bill des huit heures. En politique, je ne m’étonne d’aucune bêtise : je suis seulement surpris de ne pas avoir lu dans quelque journal que c’était John Morley, qui, déguisé en vieille femme, avait lancé le fatal morceau de pain d’épice dans l’œil de M. Gladstone, pour l’empêcher, pendant quinze jours, de rien lire et de rien savoir.

Revenons au sérieux des élections. Dans son manifeste, comme dans sa campagne oratoire du Midlothian, M. Gladstone se maintint, avec une ténacité invincible, sur le terrain qu’il avait choisi. Lorsque les délégués ouvriers l’avaient supplié de placer dans son programme, auprès du home-rule et sur la même ligne, ou immédiatement au-dessous, les réformes relatives à l’organisation du travail, M. Gladstone avait été inflexible. Il avait invoqué son grand âge qui ne lui permettait pas d’embrasser plusieurs projets à la fois. À d’autres de conduire le peuple radical sur cette terre promise de la démocratie sociale. Pour lui, il devait à l’autonomie irlandaise l’activité de ses dernières heures : — « J’ai promis, je serais le plus méprisable des hommes si je ne tenais ma promesse. » Parmi les violens du parti ouvrier, quelques-uns s’insurgèrent : on tira sur eux comme sur l’ennemi. À leur tour, exaspérés, ils lancèrent des candidatures indépendantes ou même portèrent leurs voix à des candidats tories. Ironique, presque menaçant, le Daily Chronicle, le journal de l’avenir, l’organe de la jeune démocratie londonienne, affectait, entre les deux partis, une attitude expectante, une sorte de neutralité défiante et armée jusqu’aux dents. Les mineurs, mettant de côté toutes les questions politiques, prenaient la résolution solennelle de ne donner leurs suffrages qu’à un partisan déterminé des huit heures, qu’il fût conservateur ou libéral.

Sans s’émouvoir de ces symptômes, M. Gladstone allait toujours. Il avait tracé un cercle magique : bon gré, mal gré, il fallait l’y suivre, s’y enfermer avec lui. Il y emprisonna aussi ses adversaires. Le manifeste de lord Salisbury, mesquin et maladroit, au lieu de dessiner une large politique gouvernementale, ergotait insidieusement sur les détails du home-rule. Pas une touche de