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county council, il a mené au succès la démocratie de Londres. Il a ainsi rendu à son parti cet immense service de lui ramener, ou peu s’en faut, la grande ville et de tenir dans l’obéissance les masses populaires. Les loisirs que lui laissait l’autonomie londonienne, il les a consacrés à la fédération coloniale, servant ainsi à la fois deux idées puissantes, deux grands mouvemens d’opinion, qui, à leur tour, le portent et le soutiennent. Seul, ou presque seul, parmi les nouveaux ministres de M. Gladstone, il lui apporte véritablement une force dont il a la disposition personnelle.

Sa fugue à Paris, son séjour obstiné à Mentmore, son absence de tous les conciliabules successifs d’où est sorti le ministère libéral, ont fait travailler l’imagination des journalistes. Ce n’est pas l’usage des gens à qui on offre un portefeuille d’aller se cacher derrière les saules. Que se passait-il donc ? Il était évident pour tous que lord Rosebery hésitait à devenir le ministre des affaires étrangères de M. Gladstone. Non que ses sentimens de respect et d’amitié envers l’illustre vieillard eussent changé. Quelques semaines plus tôt, aussi longtemps qu’avait duré la campagne du Midlothian, M. Gladstone avait été l’hôte de lord Rosebery. Ce qui retenait le jeune lord, n’était-ce pas précisément le souvenir de ces libres et intimes causeries de Dalmeny-Park où M. Gladstone avait dû laisser voir ses vues nouvelles sur la politique extérieure ?

Devant cette attitude de lord Rosebery, le parti libéral tout entier était pris de malaise et d’inquiétude. À propos de son abstention possible, le mot « désastre » a été prononcé par plusieurs journaux. C’est à ce moment que la reine est intervenue, assure-t-on, pour lever les scrupules de lord Rosebery, et cette intervention, si elle n’a été sollicitée, a été du moins acceptée comme un bienfait. Mais ce bienfait deviendrait une gêne et une tyrannie s’il enchaînait M. Gladstone à une politique qui ne serait pas la sienne ou qui ne serait pas celle des intérêts nationaux. En somme, lord Rosebery est un ministre qui s’impose, non un ministre imposé. S’il a consenti à être le collaborateur de M. Gladstone, c’est apparemment qu’il accepte les idées de son chef.

Cependant, on s’est réjoui à Berlin ; à Paris, on se méfie. M. Labouchère disait, il y a quelques jours, à un reporter : « Lord Rosebery est le chien de garde que les tories ont laissé derrière eux pour veiller sur la position. » C’est attribuer à un homme très intelligent un rôle bien modeste. Lord Salisbury a continué lord Rosebery ; il est naturel qu’à son tour, lord Rosebery continue, dans une certaine mesure, lord Salisbury. Nous-mêmes, à quelque parti que nous appartenions, ne souhaitons-nous pas de voir une solidarité s’établir entre les ministres qui se succèdent au quai d’Orsay,