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le premier consul. Les lambeaux de conversation que La Fayette a transcrits sont pleins d’intérêt et font connaître le héros des campagnes d’Italie, dans ses premiers mois d’éclat et de grandeur incontestés :

« Vous avez dû trouver les Français bien refroidis sur la liberté ? — Oui, mais ils sont en état de la recevoir. — Ils sont bien dégoûtés, vos Parisiens, par exemple ; oh ! les boutiquiers n’en veulent plus. — Je n’ignore pas l’effet des crimes et des folies qui ont profané le nom de liberté ; mais, je le répète, les Français sont, plus que jamais peut-être, en état de la recevoir. C’est à vous à la donner ; c’est de vous qu’on l’attend. »

Bonaparte parla sans affectation des intrigues royalistes et de la coopération des partis extrêmes. Puis, comme La Fayette, tout en ne le croyant pas l’inspirateur de la constitution de l’an VIII, le rendait cependant responsable de la part trop grande faite au pouvoir exécutif : — « Que voulez-vous, répondit-il, vous savez que Sieyès n’avait mis partout que des ombres : ombre de pouvoir législatif, ombre de pouvoir judiciaire, ombre de gouvernement. Il fallait bien de la substance quelque part… Ma foi, je l’ai mise là. » Revenant à La Fayette, il le questionna sur ses campagnes d’Amérique ; mais, avec sa modestie de bon goût, l’ami de Washington se contenta de lui dire : « Ce furent les plus grands intérêts de l’univers, décidés par des rencontres de patrouilles ; » et lui parlant, à son tour, de l’idée qu’avaient eue quelques membres de la convention fédérale de faire, en Amérique, une présidence à vie, il vit les yeux de Bonaparte s’animer et, comme il lui donnait quelques détails sur la présidence américaine, sans faste et sans garde : « Vous conviendrez, répliqua-t-il vivement, qu’en France cela ne pourrait pas aller. » Il joignait alors à la simplicité du génie la profondeur de l’esprit et la sagacité du jugement. La Fayette dut à cette rencontre à Morfontaine un des grands plaisirs de sa vie ; il obtint que M. et Mme de Tessé fussent rayés de la liste des émigrés.

Du reste, dans les premiers mois du consulat, il eût pu obtenir pour lui-même de grandes fonctions publiques. Il s’y refusa. « J’ai souhaité la gloire et non la puissance, écrivait-il. La fortune m’a fait manquer l’année 1792. D’ailleurs, tant d’amis n’étaient plus, on avait à me pardonner tant de torts envers moi ; j’étais si peu enclin aux liaisons et aux mesures jugées nécessaires, que je préférai sincèrement ma retraite sous la magistrature de Bonaparte[1]. »

La première proposition qu’il reçut fut honorable et séduisante.

  1. Mes Rapports avec le premier consul, p. 170.