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un jour, encore six pauvres années de Lagrange ! » Dans ces derniers temps, comme elle s’agitait pour y aller avec moi, pour que je partisse le premier, je la priai de me laisser près d’elle, je l’engageai au repos. Elle me promettait d’y faire ce qu’elle pourrait ; et se calmant : « Eh bien ! dit-elle, restez ; attendez un peu, je vais m’endormir tout doucement. » La pauvre femme ! c’était un pressentiment de notre sort.

« Malgré le désordre et l’embarras de ses idées, elle a eu quelque prévoyance de sa mort. Je l’entendais, l’avant-dernière nuit, dire à la garde : — « Ne me quittez pas, dites-moi quand je dois mourir. » — Je m’approchai, son effroi se calma ; mais lorsque je lui parlai guérison, retour à Lagrange : « Ah ! non, dit-elle, je mourrai. Avez-vous quelque rancune contre moi ? » — « Et de quoi ? chère amie, lui dis-je, vous avez toujours été si bonne, si tendre ! » — « Je vous ai donc toujours été une douce compagne ?» — « Oui, sans doute ! » — « Eh bien ! bénissez-moi ! »

« Tous ces derniers soirs, lorsque je la quittais, ou qu’elle le croyait, elle me demandait de la bénir. — Ce dernier jour, elle me dit : « Quand vous verrez Mme de Simiane, vous lui direz mille tendresses pour moi. » — C’est ainsi que son cœur était tout en vie et déjà ses pauvres jambes n’avaient plus de mouvement.

« Sans doute, elle avait l’idée de sa mort prochaine, lorsqu’après m’avoir dit d’une manière touchante, comme elle le faisait souvent : « Avez-vous été content de moi ? Vous avez donc la bonté de m’aimer ? Eh bien, bénissez-moi ! » lorsque je lui répondis : « Vous m’aimez aussi, vous me bénirez, » elle me donna sa bénédiction, pour la première et la dernière fois, avec la plus solennelle tendresse. Alors, chacun de ses six enfans s’approcha tour à tour, lui baisa les mains et le visage. Elle les regardait avec une affection inexprimable. Plus sûrement encore, elle avait l’idée de la mort, lorsque, craignant une convulsion, elle me fit signe de m’éloigner ; et comme je restais, elle prit ma main, la mit sur ses yeux, avec un regard de tendre reconnaissance, en indiquant ainsi le dernier devoir qu’elle attendait de moi. C’est sans apparence de souffrance, avec le sourire de la bienveillance sur son visage et tenant toujours ma main, que cet ange de tendresse et de bonté a cessé de vivre. J’ai rempli le devoir qu’elle m’avait indiqué…

« Vous savez, comme moi, tout ce qu’elle a été, tout ce qu’elle a fait pendant la révolution. Ce n’est pas d’être venue à Olmütz que je veux la louer ici ; mais c’est de n’être partie qu’après avoir pris le temps d’assurer, autant qu’il était en elle, le bien-être de ma tante et les droits de nos créanciers ; c’est d’avoir eu le courage d’envoyer George en Amérique.