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des complimens, il chargea Alexis de Noailles de les porter à La Fayette dont il était le neveu. Le général crut devoir se présenter à la première audience aux Tuileries, en uniforme ; il fut reçu poliment par Louis XVIII et par son frère ; mais la fureur des royalistes, en l’entendant annoncer, fut telle qu’il ne put se méprendre sur leur état d’esprit[1], et il ne songea plus à renouveler ses politesses. Au contraire, la manière dont le duc d’Orléans demanda de ses nouvelles, à George, fit un devoir au père d’aller au Palais-Royal. Le duc d’Orléans fut sensible à cette démarche. Ils parlèrent de leur temps de proscription, de la communauté de leurs opinions. « Il causa, dit La Fayette, en termes trop supérieurs aux préjugés de sa famille pour ne pas faire reconnaître en lui le seul Bourbon compatible avec une constitution libre. »

La Fayette eut une occasion plus solennelle de manifester ses idées politiques, à l’empereur de Russie, dans une soirée célèbre, chez Mme de Staël. Nous savons que le général avait voué à la fille de Necker, presque depuis son enfance, un profond attachement. La constance de sa généreuse affection, pendant l’emprisonnement à Olmütz, avait resserré les liens de leurs cœurs. Alexandre venait rendre hommage à la haute société française, en entrant dans le salon de Mme de Staël. Lorsqu’elle lui eut présenté La Fayette, l’empereur de Russie lui fit signe de le suivre, et l’emmenant dans une embrasure[2], il se plaignit de ce que ses bonnes intentions avaient si mal tourné, de ce que les Bourbons n’avaient que des préjugés d’ancien régime et, comme son interlocuteur se bornait à répondre que le malheur devait pourtant les avoir en partie corrigés : « Corrigés, lui dit-il, ils sont incorrigés et incorrigibles. Il n’y en a qu’un, le duc d’Orléans, qui ait des idées libérales ; mais pour les autres, n’en espérez jamais rien. » — « Si c’est votre opinion, sire, pourquoi les avez-vous ramenés ?» — « Ce n’est pas ma faute, on m’en a fait arriver de tous les côtés, je voulais du moins les arrêter, pour que la nation eût le temps de leur imposer une constitution, ils ont gagné sur moi, comme une inondation. Vous m’avez vu aller à Compiègne au-devant du roi, je voulais le faire renoncer à ses dix-neuf ans de règne, et autres prétentions de ce genre. La députation du corps législatif y était aussitôt que moi, pour le reconnaître de tout temps, sans condition. Que pouvais-je dire, quand les députés et le roi étaient d’accord ? C’est une affaire manquée, je pars bien affligé. » — La Fayette soutint qu’on pouvait encore s’en tirer, et qu’il devait à la cause de la liberté, au roi lui-même, de persister dans ses bons conseils.

  1. Mémoires de M. de Vitrolles, Souvenirs du duc de Broglie, t. Ier.
  2. Pièces et Souvenirs, 1814-1815, p. 311.