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de pierre du vieux Vallon, entièrement ruiné par les guerres de religion.

Et je voulais parler de Lagorce, de Salavas, ces lieux où l’on s’est tant battu. Il faut lire dans les Commentaires comment la dame de Lagorce, surprise dans Salavas par ses vassaux huguenots qui avaient forcé les deux enceintes, défendit seule le réduit avec un sergent et la nourrice de ses enfans. Capturée par les assaillans, « Mme de Lagorce fut menée elle et ses enfans au-devant de la tour de Lagorce et le poignard à la gorge ; pour se tirer de cette prison et garantir ses enfans de la mort, elle fut contrainte à demander leur vie et la sienne à ses soldats, le cœur desquels, après une résistance de trois semaines, s’attendrit plutôt par les larmes de leur dame qu’ils n’auraient fait par des coups de canon ; de sorte qu’ils se rendirent. » — Et je devrais m’étendre sur Villeneuve-de-Berg, l’ancien chef-lieu du bailliage de Bas-Vivarais, la place disputée où les maisons montrent encore sur leurs portes la statuette de la Vierge imposée aux religionnaires, où l’on voit la maison de Louis XIII et le conduit qui donna entrée à ceux de la Réforme, la nuit qu’ils précipitèrent dix-huit prêtres dans le puits de l’église. Il faudrait s’arrêter à Joyeuse, à Largentière, les villes sarrasines du Tanargue ; à Viviers, la petite cité épiscopale que chacun a pu admirer du chemin de fer, avec sa cathédrale avancée dans le Rhône comme une proue de navire… Il faudrait un volume.

Le pays est petit, mais si plein de choses belles ou mémorables ! C’est assez d’avoir soulevé un coin du voile qui le couvre, si seulement j’ai pu donner à quelques-uns l’envie de le visiter, et un peu d’inclination à l’aimer. Il me reste d’ailleurs une autre tâche, pour achever ces notes de vacances ; il me reste à dire, dans une prochaine causerie, quels sont les habitans de ce pays, ce que j’ai vu de leur condition, ce que j’ai pu observer de leur état d’esprit vis-à-vis des problèmes qui s’imposent à la France contemporaine. Enquête partielle que chacun devrait faire sur un canton du territoire national, ne fût-ce que pour corriger la suffisance avec laquelle nous prononçons, à Paris, sur les besoins, les volontés, les sentimens de cette obscure, complexe et bien-aimée personne, la France d’aujourd’hui.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.