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cesse par une constante pratique ; ils possèdent au suprême degré l’art de la parole. Nul ne peut imaginer ce qui se dépense d’esprit argent comptant, de bonne humeur imperturbable et souvent d’éloquence dans les simples speeches prononcés à table. M. Aïdé nous parle de certain banquet public auquel il eut la bonne fortune d’être invité, seul étranger. Une discussion s’engagea sur des questions d’administration municipale, et les orateurs se levèrent l’un après l’autre, dénonçant des abus, des négligences, flagellant la corruption régnante, avec une force, une autorité, une énergie dans la satire qui prouve que, s’ils supportent impatiemment les critiques du dehors, les Américains savent entre eux dire et entendre la vérité. Il y eut une attaque déchaînée contre la basse presse qui pourrait servir de leçon ailleurs qu’en Amérique, et qui montre aux autres peuples le danger qui résulte du droit de tout imprimer. L’orateur déclara qu’aucun honnête homme ne pouvait plus se soucier d’occuper tel ou tel emploi public, quand il savait d’avance qu’aussitôt en place, il serait calomnié, ses secrets de famille mis au jour, son passé déterré pour en faire du scandale. Et quel recours contre tout cela ? Vous pouvez tuer l’éditeur du journal où votre femme, votre fille ont été insultées ; le jury vous acquittera, mais si vous vous adressez aux tribunaux, vous n’obtiendrez jamais justice à moins que ce ne soit par hasard une justice dérisoire. Et la faute en est aux honnêtes gens qui tolèrent chez eux ce qui ne serait souffert dans aucune partie du monde, qui, se vantant d’appartenir à un peuple libre, courbent la tête devant un tyran plus absolu que le tsar de toutes les Russies : la presse ! Ceux-là seuls qui se sont endurcis dès longtemps sous l’outrage, ou qui savent l’éviter en payant les journaux, se laisseront attacher au pilori. Les meilleurs citoyens resteront à l’écart, jusqu’à ce que soit extirpée cette gangrène qui dévore le cœur de la nation.

Pendant la tournée qu’il fit dans quatre-vingt-onze villes, M. Hamilton Aïdé eut toute facilité pour estimer à sa valeur le journalisme américain. Règle générale, la presse est absolument indifférente à la vérité ou au mensonge de ce qu’elle avance. C’est de la copie, voilà tout, de la copie qui peut fournir matière à un démenti, peut-être à une controverse prolongée, — autant de lignes ! Chaque petite ville a son journal qui coûte deux pence et demi, et bien des gens ne lisent que cela. S’habituer à pareille nourriture quotidienne, c’est un véritable malheur national ; le niveau de l’appréciation morale des choses et du goût littéraire en restent également abaissés.

Sur un mot de dédaigneuse miséricorde aux interviewers,