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chevaux qui dévorent le paysage de neige. La lune est dans son plein et frappe d’une lumière aveuglante le front des petites maisons de bois, tandis que les sapins se dressent le long de la route comme des sentinelles sous leurs fourrures blanches.

En plein jour elles nous paraissent médiocres, ces maisons peintes, garnies sans exception d’une piazza et qui s’alignent dans des cours irrégulièrement plantées d’arbres, la cour (yard) ne répondant pas à notre idée d’enclos, puisqu’elle n’a ni murs, ni barrières. Telle est le genre de demeure où Grâce Ballinger va rendre visite aux Barham, dans un village qui n’a pour ainsi dire d’autre vie que la vie théologique, car il renferme, outre l’église épiscopale, une église unitairienne, une église baptiste, deux églises méthodistes et la chapelle d’une autre congrégation. Telles sont aussi avec quelques différences les villas de Cambridge, la grande cité académique, pour employer l’expression des Guides. Autour de l’Université de Harvard, avec son Memorial-Hall grandiose, sa noble bibliothèque, son gymnase monumental, se groupent, dans des logis d’une banalité déconcertante pour un Anglais, ces professeurs, ces savans, ces grands lettrés dont les noms sont universellement connus. Le génie de l’homme ne dépend donc pas des choses ambiantes.

— Soit ! interrompra le lecteur, tout cela est sans doute fort juste et ne manque pas d’intérêt, mais où donc est le roman ?

Il est dans la flirtation entre sir Mordaunt et la belle Clare Planter, une flirtation qui n’a rien de commun avec la chasse au titre et à la position sociale d’un côté, avec la chasse à l’héritière de l’autre. Non, Mordaunt est amoureux de Clare au point de ne demander qu’à la prendre pauvre, si le père Planter, un spéculateur effréné (il est dans les suifs ou le charbon à Pittsburg), n’abjure pas ses préventions contre un gendre anglais. On le laisse longtemps languir, si longtemps que le livre se clôt sans que la place se soit rendue, bien qu’à certains signes nous jugions qu’elle va bientôt capituler. Jamais portrait plus bienveillant de la prétendue coquette américaine n’a été tracé par une plume anglaise : — « Clare avait toute la sagesse de ses compatriotes,.. elle ne perdait jamais la tête, elle ne se laissait égarer ni par la vanité, ni par la tendresse, ni par la passion, résolue à ne se donner que lorsqu’elle serait sûre, autant qu’on peut l’être, que c’était là, entre tous, l’homme qu’elle devait et désirait épouser. Sur ce point, l’Américaine montre sa supériorité sur l’Anglaise, qui s’exalte très vite, perd le jugement et s’engage avec un abandon qu’elle a lieu parfois de regretter. On accuse l’Américaine d’être froide et sans cœur ; elle ne l’est pas nécessairement parce qu’elle