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quelques-uns des chefs-d’œuvre de la collection Donato sont du nombre. Gagner de l’argent, c’est la grande affaire à Chicago, le reste viendra ensuite. « Il faut faire l’homme avant de faire la statue. »

Sir Mordaunt assiste au massacre des porcs, seize à la minute, et comprend, devant ce spectacle, ce que c’est que le prix du temps pour une population d’hommes d’affaires. Des affaires, on en triture de toutes sortes : dans un bal, certaine famille d’entrepreneurs spéciaux parle sans trêve d’un commerce de cercueils très florissant, grâce à l’influenza. Le fils se vante de surveiller le département de la clouterie, la jeune fille de dessiner les broderies des draps mortuaires, et ces joyeuses conversations ont lieu entre deux quadrilles ou pendant le souper.

— Charmans, tous ces gens-là ! raconte Mordaunt à sa sœur, mais cela me donnait froid dans le dos de les entendre causer ; je croyais voir une famille de goules s’engraisser sur des tombeaux.

Un joli enfant que Mrs Frampton interroge sur ce qu’il veut devenir plus tard, s’attendant à ce qu’il dira : « président ou général, » répond avec une âpreté curieuse, vu ses cinq ans : I guess I’ll keep a store. Tenir un magasin, c’est le rêve de tous, et quand une énorme fortune est amassée, celui qui continue à la grossir toujours vit très souvent dans une triste solitude, car sa femme, ses enfans ont filé vers l’Europe, où ils se plaisent, où ils restent. L’un de ces abandonnés explique piteusement que sa fille est mariée à un comte français et qu’il ne la reverra jamais, jamais, car elle a oublié son foyer, son vieux père. Et les yeux du vieux père se remplissent de larmes, mais au moment où l’on va lui exprimer une douloureuse sympathie, il se remet :

— Savez-vous, monsieur, que la famille date de Charlemagne ?

C’est le baume sur la plaie. L’abnégation paternelle prend parfois des formes singulières !

De Chicago, les voyageurs vont à Denver et de là aux environs de Colorado-Springs, où ils sont attendus chez Mrs Caldwell dont le fils exploite avec succès des mines considérables. Deux jours et deux nuits de voyage pour arriver dans un paysage fantastique, semblable à une création de Gustave Doré : la route serpente, sauvage, entre des pics escarpés de grès siliceux aux couleurs éclatantes blanc laiteux, rouge sang ou d’un violet d’améthyste ressortant sur le bleu du ciel en tours déchiquetés, en flèches aiguës. Les pins jaillissent, les uns droits et superbes, les autres tourmentés et tordus, des fentes mêmes du rocher, étendant leurs branches