Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 113.djvu/645

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sombres au-dessus de gouffres béans où les aigles ont leurs nids. Le froid est si sec et l’absence de vent permet si peu de mesurer son intensité que l’on peut organiser très agréablement des pique-niques, des goûters sur la neige. Mrs Frampton, contente enfin, si difficile qu’elle soit, applaudit à cette agréable combinaison de Davos et du Caire.

Quant aux mines, elles n’ont plus l’aspect immortalisé par Bret-Harte, malgré l’aspect sauvage des travailleurs qui rendrait vraisemblables certaines anecdotes vieillies sur la loi de Lynch et sur les coups de feu échangés dans les bars ou les tripots ; tout cela, quoique bien récent encore, est passé à l’état de légende ; de tous côtés des villes s’élèvent. Un entrepreneur se charge de faire la besogne pour chaque municipalité, comme dit en riant le jeune Caldwell ; si l’on commande cinquante maisons, il y jette une école par-dessus le marché ; si l’on va jusqu’à cent, il plante une église sous forme de réclame, sachant bien qu’après tout c’est rémunérateur. De cette façon, la civilisation marche à pas de géant. Le climat, du reste, favorise une activité quasi-fiévreuse en toutes choses ; on le sent à une certaine tension excessive des nerfs. Aussi quand Mordaunt, étourdi par le nombre des placemens avantageux qu’on lui propose : mines, élevage, terrains, etc., est tout près d’engager sa fortune dans les montagnes Rocheuses, sa tante lui dit assez sagement :

— De grâce, attendez un peu que l’humidité vous calme. Vous jugerez les choses de loin. Ici on est toujours prêt à sauter hors de sa peau, on se croit transformé, ma parole, en batterie électrique !

Encore un énorme trajet jusqu’à San-Francisco, dans cette longue suite de cars qui permet heureusement aux voyageurs de se délasser par des promenades, soit au buffet, soit au compartiment qui renferme des gens de connaissance. La chaîne grandiose de la Veta, la plaine d’Utah, la Cité du Lac-Salé, les étendues immenses de prairie gelée, tout cela défile magiquement jusqu’à ce que, le matin du troisième jour, on s’aperçoive dès l’aube qu’on est passé sans transition de l’hiver à l’été ; tout est en fleur, c’est la Californie.

À San-Francisco se placent quelques scènes caractéristiques d’un état social infiniment moins avancé que celui de New-York et de Boston. La belle miss Planter est au Palace-Hotel, où ses admirateurs, avertis sans doute par télégrammes de son arrivée, ne cessent d’affluer isolément ou par groupes. Cette jeunesse de l’Ouest a le verbe haut, des façons familières, porte un intérêt médiocre aux choses élevées de ce monde, fréquente beaucoup le bar et les salons