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m’est impossible de vous aimer à demi. » Une autre lettre est curieuse encore, et on est tenté de se demander, sans avoir d’ailleurs autrement de goût pour la statistique, si c’est à en écrire de semblables que s’emploient de nos jours les séances des Académies :

« J’écris ce peu de lignes encore dans notre séance, au milieu des distractions. D’un autre côté, votre charmante image m’en donne jour et nuit. Mon amour pour vous croît de nuit en nuit. Votre personne l’augmentera ; sous combien de rapports vous me serez chère ! Je développe en vous, chaque fois que je vous vois, de nouvelles grâces et de nouvelles vertus. Oh ! ma bonne amie, comment pouvez-vous craindre que je vous sois infidèle ? Vous serez jalouse, dites-vous. Mais ce serait à moi de l’être. Oh ! ne donnez à personne, ni des regards, ni des baisers semblables à ceux qui troublent mon repos. Ce sont des sceaux d’amour. Vous l’avez fixé pour jamais dans mon cœur. Je ne serai tout à fait heureux, ma chère amie, que quand tu seras en ma possession. Je m’en vais hâter l’heureux moment. »

Le mariage eut lieu dans le courant de brumaire an ix, et une vie nouvelle commença de là pour Bernardin de Saint-Pierre. Plus aimée qu’aimante, peut-on dire avec M. Maury que Désirée de Pelleporc vengea Félicité Didot ? En tout cas, ce fut d’une manière que son vieil époux trouva singulièrement douce, et le barbon adora son servage. Même il fit les « commissions » à son tour, et de Paris à Éragny, où il s’était fixé, couleurs et pinceaux, parfumerie, bibelots, ce fut lui qui rapporta les mille futilités de femme dont la seconde Mme Bernardin de Saint-Pierre, plus exigeante que la première, entendait bien ne pas se passer ; — et elle avait raison. Il l’appelait aussi son « pigeon, » et sa « colombe, » et ses « amours, » et ses « délices, » et son « joli mois de mai. » C’est qu’elle avait à ses yeux deux grands avantages sur Félicité Didot : le premier d’être presque née, comme l’on disait encore ; et le second, que la fortune était entrée avec elle dans la maison de Bernardin. Non qu’elle fût riche, et au contraire, démentant ce jour-là les principes de toute sa vie, son mari l’avait prise sans dot. Mais la « Providence » avait voulu que les « bienfaits » du consulat et de l’empire coïncidassent avec leur union, — deux mille quatre cents francs de pension d’un côté, sur les fonds de l’intérieur ; six mille francs d’un autre ; deux mille francs d’un troisième, sur le Journal de l’empire ; trois mille quatre cents francs encore sur le grand livre ; Paul au lycée Napoléon, Virginie à Écouen, etc., etc. — et l’imagination du vieillard, toujours romanesque, lui montrait dans sa jeune femme une bénédiction comme envoyée d’en haut pour le consoler de ses misères passées. Assurément ce sont là des sentimens trop nobles pour que nous osions les railler ; et puisque, après tout, quand le vieux homme expira, le 21 janvier 1814, on peut dire que ce fut de bonheur, il y