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du roi, mais ils finirent par accaparer la direction supérieure de la Comédie italienne. Insensiblement ils en viennent à régler les spectacles, les ordres de début, les parts et les rôles, renvoient ou reçoivent les acteurs, remplissent le théâtre de spectateurs gratuits, accordent des retraites, des pensions. D’ailleurs ils ne réussissent guère à rétablir l’ordre dans le tripot comique livré à des querelles et rivalités de toutes sortes, les amendes dont ils frappent récalcitrans et tapageurs ne les intimident guère, et les délibérations de la Comédie font trop souvent penser à la confusion de la tour de Babel et à la cour du roi Pétaud. Pour étouffer les protestations du parterre, pour imposer plus aisément leurs favorites, ils remplacent par des gardes françaises les archers en robe courte qui veillent au bon ordre dans la salle. Nos grands seigneurs, remarquait Dazincourt, prennent la Comédie pour leurs écuries, ils y mettent leurs jumens. Vint un moment où le duc d’Aumont prétendit imposer ses volontés aux auteurs : il publia un règlement d’après lequel ils devaient lui communiquer leurs pièces avant la réception, ne plus entrer à l’orchestre, mais seulement à l’amphithéâtre, où ils auraient eu pour compagnie les perruquiers des comédiens. Les auteurs se récrièrent, et le gentilhomme autocrate donna gain de cause aux plaignans du second chef ; quant à la communication des pièces, seuls les dignitaires (membres de l’Académie) en furent dispensés, les autres durent se soumettre. Tout n’était pas à blâmer dans ce despotisme : enlever aux officiers des mousquetaires leurs entrées à la Comédie eût paru fort raisonnable si le duc d’Aumont ne s’était empressé de remplacer cet abus par dix autres, s’il n’avait trouvé moyen de mécontenter tout le monde en frappant ou protégeant à tort et à travers ; et ce fut un délice de lire, de colporter une parodie de M. de Cury, l’intendant des menus, machine faussement attribuée à Marmontel, qui du coup perdit son privilège du Mercure et passa quelque temps à la Bastille.

Victime de la loi civile et religieuse, opprimé par les gentilshommes de la chambre, odieux au parlement, détesté des auteurs, dénoncé par Jean-Jacques Rousseau qui flétrit le désordre de ses mœurs et lui reproche d’être « propre à toutes sortes de personnages, hors le plus noble de tous, celui d’homme, qu’il abandonne, » que reste-t-il au comédien ? quelles compensations lui réserve la fortune ? où puise-t-il le courage de tenir tête à tant de disgrâces ? Il a pour lui les philosophes, Voltaire, d’Alembert, Diderot, mais surtout la faveur de ce public qui le méprise et l’aime comme Desgrieux aime Manon Lescaut, qui lui crie de ses mille voix : Amuse-moi et crève ! de cette société qui voit en lui le