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Que reste-t-il maintenant, que d’organiser une idée si féconde, et en l’étendant, en la diversifiant, en l’approfondissant, que de lui donner, avec l’air de sérieux, l’air aussi d’honnêteté, de gravité, d’autorité qui lui manquent encore ? C’est ce que vont faire deux hommes, l’un, Fontenelle, dont nous avons parlé, et l’autre, Leibniz, dont les divinations ont comme anticipé jusque sur notre temps.


V

Lorsque, comme Fontenelle, un homme de lettres a vécu tout juste cent ans moins un mois, et qu’ayant commencé d’écrire aux environs de la trentaine, il publie son dernier ouvrage, — la Théorie des tourbillons cartésiens, — à plus de quatre-vingt-quinze ans, c’est vraiment trahir sa mémoire que de l’expédier en une seule fois, comme font la plupart des historiens de la littérature, et, au contraire, pour lui rendre justice, ou pour apprendre à le connaître seulement, il faut que l’on commence, en quelque sorte, par le diviser. Bel esprit à ses débuts, quand la mode était encore au bel esprit, précieux et maniéré, prétentieux surtout, Fontenelle avait laissé voir, — dans ses Dialogues des morts déjà, puis dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes et dans son Histoire des oracles — que le pédantisme de la galanterie, le désir mondain de plaire, le souci de l’opinion des salons et des ruelles, s’ils avaient peut-être fardé l’expression de sa pensée, n’en pouvaient du moins émousser la pénétration naturelle, gêner l’indépendance, ou contraindre la liberté. Nous avons dit, ou plutôt Garat nous a dit la petite révolution que ces livres aujourd’hui peu lus avaient opérée dans les esprits ; comment, par quel heureux artifice de méthode et de langage à la fois, sans rien sacrifier de la dignité de l’érudition ou de la science, ils les avaient mises à la portée des belles dames ; quelles perspectives enfin ils avaient ouvertes et de quelles inquiétudes nouvelles ils avaient comme animé les imaginations. Dans l’histoire de la littérature, là est le mérite et là l’honneur de Fontenelle. Avant Voltaire, avant Buffon, il a le premier conquis et annexé à la littérature le domaine de la science. On regrette seulement que, dans ses premiers ouvrages, effrayé peut-être lui-même de la nouveauté de l’entreprise, ou du ridicule même dont elle pouvait, en échouant, le couvrir, il n’ait pas montré plus de franchise, de décision et d’autorité.

Mais quand l’âge fut venu, le succès, — la réputation avec l’âge, les dignités aussi, — et quand le titre de secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences réorganisée l’eut investi d’une espèce de magistrature scientifique ou philosophique, Fontenelle eut le