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fondé un ménage à trois avec son mari et l’abbé de Voisenon ; et l’envie ne manqua point d’insinuer que celui-ci n’était pas étranger aux succès littéraires de Favart. L’affirmation est au moins suspecte, car ils ont calomnié sans vergogne Justine dans l’affaire de Maurice, et rien ne prouve qu’ils n’aient pas encore calomnié cette amitié, bien que la moralité de Voisenon soit fortement sujette à caution ; mais peut-être ce roué spirituel, cette épluchure de grands vices, réservait-il à quelques amis véritables les parties délicates de son âme, celles qu’on ne montre point au vulgaire, aux indifférens, qui éclosent et s’épanouissent parfois dans une vie dépravée comme un lis au milieu des orties. Quant à l’autre accusation, il suffit de rappeler que Favart, dans une note écrite de sa main, a rétabli la vérité, revendiquant à lui seul les Trois Sultanes Isabelle et Gertrude, tandis qu’il reconnaît avoir eu Voisenon pour collaborateur dans le Jardinier supposé et l’Amitié à l’épreuve. Et d’entendre cet excellent homme prononcer le panégyrique de sa femme, vanter avec ses talens les qualités de son cœur, la douceur de sa philosophie, un empressement à rendre service dont l’ingratitude ne pouvait la dégoûter, — car, disait-elle, on a beau faire, on ne m’ôtera point la satisfaction que je sens à obliger, — de la voir élever avec tendresse ses enfans, payer des pensions à sa famille, soulager des misères secrètes, de pareils témoignages valent peut-être des racontars lancés et colportés à la légère. Elle tomba gravement malade en 1771, et, bien qu’elle ne se fît aucune illusion sur son état, continua de jouer jusqu’à la fin de l’année dans l’intérêt de ses camarades. Un jour, après un long évanouissement, elle aperçoit un voisin accouru à la nouvelle, affublé d’accoutremens grotesques : elle sourit et dit qu’elle avait cru voir le paillasse de la mort. L’amour du théâtre, peut-être aussi quelque vague espoir de guérison, la hantaient au point qu’elle refusa longtemps de prononcer l’acte de renonciation que les prêtres exigeaient pour lui administrer les sacremens : quelques jours seulement avant sa mort, comprenant que la fin approchait, elle s’écria : «Oh ! pour le coup, je renonce ! » Aussitôt elle demanda les secours de l’Église, et sans rien perdre de son caractère, composa, mit elle-même en musique son épitaphe dans les intervalles des plus cruelles douleurs. Elle mourut le 21 avril 1772 et fut inhumée en l’église Saint-Eustache. On n’a point conservé son épitaphe, mais ces vers de Baurant, qui lui dut le succès de la Servante maîtresse, peuvent en tenir lieu.


Nature un jour épousa l’Art :
De leur amour naquit Favart,
Qui semble tenir de son père
Tout ce qu’elle doit à sa mère.