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Mlle Dangeville prenant une leçon de danse, sa fenêtre grande ouverte. À cette époque, Melpomène et Thalie, pour parler le langage du temps, ne dédaignaient pas de s’unir à Polymnie et à Terpsichore. Dangeville[1] était dans toute la grâce de sa beauté et d’un talent précoce, excellente dans les grandes coquettes et les travestis, bientôt inimitable dans les rôles de soubrette, déjà digne des vers qu’elle inspirera plus tard à Dorat :


Il me semble la voir, l’œil brillant de gaîté,
Parler, agir, marcher avec légèreté ;
Piquante sans apprêt, et vive sans grimace,
À chaque mouvement découvrir une grâce,
Sourire, s’exprimer, se taire avec esprit,
Joindre le jeu muet à l’éclair du débit.
Nuancer tous ses tons, varier sa figure,
Rendre l’art naturel et parer la nature.


L’enfant fut fascinée : tout son petit être se rassembla dans ses yeux, et contempler sans cesse les mouvemens de sa divinité, s’évertuer à reproduire toutes ses jolies mines, assister à une représentation des Folies amoureuses et du Comte d’Essex, répéter le lendemain, devant les amis de sa mère, plus de cent vers de la tragédie, les deux tiers de la petite pièce, en imitant le jeu des acteurs, telles furent ses premières joies. La Scanapiecq, pour toute récompense, battit sa fille, et la menaça de lui casser bras et jambes si elle ne travaillait pas ; mais cette figure de soubrette cachait une grande cervelle d’homme, l’enfant dévora ses larmes et répliqua fièrement : « Eh bien ! tue-moi tout de suite ; car, sans cela, je jouerai la comédie. » À force de persévérance, elle obtint d’être présentée à Dehesse, débute aux Italiens ; puis, cherchant fortune en province, elle passa successivement par Rouen, Lille, Gand, Dunkerque, fut appelée à l’Opéra, et, le 10 septembre 1743, entra à la Comédie-Française.

Elle n’avait guère que vingt ans, et déjà, — les rapports de police l’affirment péremptoirement, — elle avait beaucoup détaillé, faisant folie de son corps, semant des lambeaux de son cœur sur les grandes routes et les chemins de traverse. Ses mémoires ne nous entretiennent que de sa passion héroïque pour le comte de Valbelle, qu’elle aima dix-neuf ans et refusa d’épouser ; le reste, sans doute, est résumé dans une phrase où elle confesse que, l’amour étant un besoin de la nature, elle l’a satisfait, mais de manière à n’en point rougir. Se souvenait-elle d’avoir répondu à une personne qui admirait son portrait : « Vous voyez là une demoiselle

  1. Née en 1714, morte en 1796.