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s’enveloppe en quelque sorte du prestige de ses héroïnes, des illusions de leurs vertus. Diderot, la première fois qu’il la vit chez elle, s’écria avec étonnement : « Ah ! mademoiselle, je vous croyais plus grande de toute la tête ! » Clairon voulut toujours paraître plus grande que nature, et il faut reconnaître que pareille prétention est le levier solide de l’ambition, le ressort de la volonté et le gage du succès. Est-ce à dire qu’en général la célébrité n’a rien à voir avec la morale, se compose d’injustice et d’usurpation ? Peut-être ; mais, après tout, les grandes figures honnêtes, assez rares dans l’histoire, ne sont pas introuvables, et, sans parler du redoutable inconnu qui se dresse au seuil de la mort, les autres, de leur propre aveu, ont souvent, en échange de leur terrestre triomphe, payé cette lourde rançon : le désir inextinguible, inassouvi, le bonheur de l’âme détruit, le remords.

Veut-on savoir quel degré de créance méritent ses mémoires, les plus romancés qu’il y eût jamais peut-être, mémoires pleins de réticences habiles, de forfanteries dignes du matamore de Corneille ? Arrêtons-nous à la première page, où elle raconte sa naissance, un fait qui peut se contrôler aisément, et qu’il n’est point besoin de magnifier, si le mérite se mesure à l’effort, si la victoire est d’autant plus glorieuse qu’il a fallu partir de plus bas ; mais elle se souvenait sans doute de ces héros et demi-dieux dont une légende miraculeuse entoure les origines. « La Providence, dit-elle, m’a déposée dans le sein d’une bourgeoisie pauvre, libre, faible et bornée.» En réalité, elle est fille illégitime d’une ouvrière nommée Scanapiecq et d’un sergent de la mestre de camp de Mailly ; or on sait que les lois et l’opinion faisaient autrefois un sort très misérable aux bâtards. Poursuivons. Elle naît à sept mois, si faible, si chétive, qu’on crut qu’elle trépasserait dans la journée : vite on l’apporte à l’église, au presbytère, et l’on cherche vainement le curé. L’usage de sa petite ville était de se rassembler, en temps de carnaval, chez les riches bourgeois, pour y passer le jour en danses et festins. Enfin on découvre le curé habillé en Arlequin, son vicaire en Gille ; le danger leur parut si pressant que, sans changer de costume, ils prirent sur le buffet ce qu’il fallait, et, faisant taire les violens, prononcèrent les paroles requises. Le récit ne manque pas de piquant ; mais, hélas ! Clairon naquit le 25 janvier, et sous l’ancien régime pas plus qu’aujourd’hui, le carnaval ne tombait à cette date.

Aucun soin, nulle tendresse, une mère violente qui la bat, la corrompt ensuite par intérêt et lui donne le mauvais exemple, des contes de revenans et son catéchisme pour toute éducation, voilà sans doute des circonstances atténuantes. À l’âge de onze ans elle vient à Paris, et, dans la maison en face de la sienne, voit un jour