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patrimoine consiste en un bien qui ne peut être morcelé sans perdre beaucoup de sa valeur. L’amour du propriétaire pour sa propriété s’allie alors avec l’amour du père pour son héritier, et il faut même croire que le premier de ces deux sentimens peut l’emporter sur le second, puisque d’excellens esprits professent que le meilleur moyen d’encourager les naissances serait la pleine liberté testamentaire, autorisant l’exhérédation des cadets. On invoque, à l’appui de cette thèse, l’exemple de la Grande-Bretagne où ceux qui possèdent usent largement de la liberté de tester, l’opinion reçue étant là qu’il y a moins d’inconvénient à diviser les familles qu’à diviser les fortunes. Les mariages sont certainement plus féconds en Angleterre qu’en France ; mais à cet égard la Belgique vaut l’Angleterre et le régime successoral des Belges n’est pas différent du nôtre. En France, où les mœurs sont devenues plus égalitaires encore que les lois et où les parens se servent rarement de la quotité disponible pour avantager un enfant aux dépens d’un autre, il est probable que la faculté de déshériter Pierre ou Paul ne modifierait guère l’état de choses existant. Il n’en est pas moins vrai que la discrétion systématique des ménages français a souvent pour cause la difficulté de concilier autrement les intérêts de l’héritier et ceux de l’héritage. Selon l’heureuse expression de M. P. Leroy-Beaulieu, il reste toujours un moyen de faire un aîné, là où il n’y a plus de droit d’aînesse : c’est de n’avoir qu’un fils.

Notre état économique peut encore, de plus d’une manière, contrarier l’expansion naturelle de la population. Pour les hommes, la généralisation du service militaire et l’encombrement des professions lucratives tendent à retarder le moment où le mariage est possible : or, quand on a trop tardé, il arrive que le pli est pris et qu’on renonce définitivement. C’est souvent l’égoïsme, souvent l’insouciance et l’irrésolution qui font les vieux garçons ; parfois aussi, et M. Maurice Block a raison d’insister sur ce point, cela peut être, en dehors même de la vie religieuse, le dévoûment et l’abnégation.

Aux femmes surtout, le célibat laïque s’impose plus fréquemment qu’autrefois. Quand un pays s’enrichit, la domesticité féminine s’y développe, et peu de conditions déconseillent davantage le mariage ou la maternité. Le commerce, grand et petit, soustrait aussi à la vie familiale beaucoup de jeunes filles ; et ne peut-on pas en dire autant de quelques-uns des débouchés nouveaux, qui, de nos jours, s’ouvrent aux femmes, soit dans l’enseignement, soit dans les administrations publiques, postes, télégraphes, chemins de fer[1], etc. ? Encore si, en mettant à la portée

  1. « Les philanthropes sont peut-être un peu imprévoyans à ce point de vue. Presque toutes ces nouvelles carrières féminines, sans être absolument incompatibles avec le mariage, lui sont peu propices. Une receveuse des postes ou une institutrice publique ne peut guère épouser un simple manœuvre des champs, ni un ouvrier de manufacture, ni même un bien modeste artisan. Elle se sent intellectuellement très supérieure à ce niveau. Certaines de ces jeunes filles parviennent à se marier avantageusement ; mais beaucoup ne se marient pas du tout qui se seraient sans doute mariées si elles avaient été de simples couturières ou des ouvrières des champs. On se demande si de vertueux philanthropes ne travaillent pas parfois, sans le savoir, à la dépopulation… » (P. Leroy-Beaulieu, Académie des Sciences morales et politiques, bulletin de mai 1892.)