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le servage sur le papier. C’est la tendance de l’école historique allemande d’entendre sous le nom de libéralisme comme une importation attardée des conceptions de l’école libérale française de 1830 et du voltairianisme d’antan. Mais si le libéralisme est coupable en l’espèce, il ne l’est point seul ; l’histoire prussienne, cédant à ses tendances dynastiques, a voulu longtemps qu’au XVIIIe siècle chaque roi de Prusse eût sa suppression du servage à lui. Elle a dû constater cependant qu’en fin de compte la condition des populations rurales n’en avait point été changée. Les Hohenzollern du XVIIIe siècle, en supprimant le servage, ne savaient point au juste ce qu’ils faisaient, ou ne faisaient point ce qu’ils croyaient, et en 1806 le servage, maintes fois supprimé, était aussi florissant que jamais.

Il y a donc, en dépit du libéralisme, et grâce aux progrès de la critique historique, servage et servage. Si l’on entend le mot au sens le plus rigoureux, si l’on considère cette condition que nous désignons plus communément sous le nom d’esclavage et qui, pour en prendre le trait le plus brutal et le plus saisissable, permet au maître de vendre l’homme comme un bétail ou comme un meuble, il est possible d’en dessiner la carte en Allemagne au XVIIIe siècle. L’esclavage existait au XVIIIe siècle dans toutes les oligarchies allemandes des bords de la Baltique. Dans le Holstein, oligarchie nominalement dépendante de la couronne de Danemark, dans la nouvelle Poméranie antérieure, rattachée par un lien semblable à la couronne de Suède, dans le Mecklembourg où l’aristocratie n’était soumise que de nom à la dynastie locale, les seigneurs vendaient leurs serfs lorsqu’ils ne les jouaient point aux cartes ; et, fait bien remarquable, cet esclavage ne date pas du moyen âge ; il est un produit du XVIIIe siècle ; tant l’histoire de l’humanité est complexe et faite de contrastes. C’est de 1680 à 1780 qu’il s’est développé. Il est né, comme aux colonies, des nécessités de grandes exploitations agricoles combinées avec le pouvoir à peu près illimité d’une oligarchie foncière.

Ce n’est point le servage russe qui suit le serf, même lorsqu’il a quitté la terre pour aller porter au loin sa chaîne. Mais c’est encore moins le servage français qui subsiste à la fin du siècle dernier, comme un legs du moyen âge, et à l’état isolé, au sein des populations françaises et rhénanes et qui fait peser quelques incapacités de droit sur des mainmortables parfois fort libres de leurs actions. Ce n’est point non plus le servage prussien, la sujétion héréditaire des biens nobles prussiens, où le sujet est, il est vrai, attaché à la glèbe, mais où ce lien est une garantie pour le sujet en même temps qu’un moyen d’oppression pour le maître, où le seigneur enfin, s’il revendique des droits presque illimités sur la personne de ses