qu’elle avait conservées dans sa vieillesse, un peu voilées par la tristesse d’un regard toujours plongé dans le passé, ni cet air de grande dignité, qui était comme le reflet de cette union si intime avec un tel mari. Il lui écrit de Heidelberg : « Je ne pense qu’à toi et à mes chers enfans. Je ne vois rien, je ne vais nulle part que je ne dise : Si elle était ici ! Je ne puis penser à vous sans avoir les larmes aux yeux, moi que tu connais si stoïque, pas dur, je crois, mais connaissant la vie. Dans les voitures, pendant que les Allemands m’empestent de leur tabac, je fredonne tout bas des mots sans suite qui font à peu près ce sens : « Je reverrai ce doux pays de France, je verrai mon pays chéri, ma douce femme dont j’ai tant souvenance, et mes enfans jolis. » Il y a dans ces pages des trésors de tendresse et d’attentions délicates et un abandon qui montrent à quel point il faut se placer pour les bien juger.
Les hommes sont grands par une habitude de leur esprit et de leur volonté ; mais la vie privée des grands hommes ressemble fort à celle des autres ; souvent même elle paraît plus monotone, parce qu’ils dépensent dans les efforts de leur pensée toute l’originalité que d’autres dispersent sur tous les objets qui attirent leur curiosité. Celle d’Eugène Burnouf n’a rien eu d’extraordinaire ; elle s’est écoulée presque entière entre la rue de l’Odéon et sa petite maison du plateau de Châtillon ; mais, de Châtillon, il a mieux vu l’Inde que beaucoup de ceux qui y ont passé leur vie. Burnouf n’a pas eu beaucoup à sortir de lui-même ; sa vie de famille faisait diversion à son travail, et elle lui suffisait ; une grande partie de ses soirées était consacrée à donner des leçons à ses filles, pour lesquelles il a toujours eu les soins de l’affection la plus dévouée et la plus intelligente.
Il avait aussi deux ou trois amis, toujours les mêmes, qui venaient s’asseoir familièrement à sa table, et avec lesquels il vivait dans une entière communauté d’idées et de sentimens. C’était surtout Jules Mohl, un savant allemand qui avait adopté Paris comme patrie intellectuelle, et dont la science sévère, l’esprit mordant et le sens droit ont fait, pendant près d’un demi-siècle, le gardien redouté des études orientales. Jules Mohl voyageait beaucoup et, durant ses absences, Eugène Burnouf le tenait au courant des détails de sa vie intime, ainsi que des événemens qui se passaient autour de lui, dans le monde de la science comme dans la politique. C’est dans sa correspondance avec Mohl qu’on trouve la trace de l’impression que firent sur lui la révolution de 1830 et celle de 1848, ainsi que les événemens qui amenèrent Napoléon III au pouvoir. On le voit garde national, et prenant avec le