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plus grand sérieux ses nouvelles fonctions : « Ce que j'ai gagné à la révolution, lui écrit-il le 29 août 1830, c'est d'être de la garde nationale, c'est-à-dire, en d'autres termes, une charge réelle en ce moment, mais qui diminuera par la suite. En deux mots, le changement le plus apparent que cela ait apporté à mes habitudes, c'est que je lis les épreuves de Zoroastre en bonnet de police. »

Les soucis de la politique n'ont jamais été qu'un accident dans la vie d'Eugène Burnouf ; sa pensée était trop occupée à d'autres objets. La grande préoccupation de sa vie, la seule qui l'ait fait sortir du recueillement de son travail, a été la direction des études orientales. Il ne s'agissait pas seulement pour lui d'avoir raison, il fallait faire triompher ses idées, chose difficile dans le monde savant, où la routine est peut-être plus puissante que partout ailleurs, parce qu'elle revêt une forme dogmatique. La Société asiatique, alors tout nouvellement fondée, n'échappait pas à cet écueil ; les représentans des autres branches de l'orientalisme voyaient avec déplaisir l'intrusion d'une science nouvelle dont ils se méfiaient, et ils avaient derrière eux tout le bataillon des partisans de la science facile.

Voilà les seules luttes qu'Eugène Burnouf ait eues à soutenir ; sa correspondance avec Mohl et Lassen en porte à chaque page la trace ; mais c'est toujours la lutte pour une idée, et il n'a guère d'impatience que contre ceux qui cherchent à entraver la marche de la science. Alors, il retrouve toute son ironie pour railler ses adversaires, il les accable de ses épi grammes, il raconte leurs petites intrigues au sein de la Société asiatique, par moment, il bondit, puis il termine en disant : « Tout ceci est tout à fait ridicule. » Rien, en effet, ne paraît mesquin, mais rien aussi n'est irritant pour l'homme qui voit les choses de haut et qui poursuit un but, comme les tentatives des petits esprits pour arrêter son œuvre et paralyser ses efforts. Ce sentiment, chez Eugène Burnouf, était rendu plus vif encore par l'estime qu'on faisait de ses travaux à l'étranger et par la conscience de la justesse de sa cause. Il ne cessait, en effet, de faire de nouvelles conquêtes, et tout ce bruit de bataille est dominé par l'annonce de nouvelles découvertes et par les progrès des travaux qu'il poursuivait dans le silence de son cabinet. Cette vie si simple, où tout marche à découvert, est traversée par une grande pensée : le travail et la poursuite du but qu'on n'atteint jamais. Il semble qu'on ait devant soi l'un de ces marcheurs infatigables qui vont d'un pas toujours égal ; à mesure qu'on avance, on le voit gagner du terrain, et l'on voit en même temps sa figure grandir et dominer de plus haut celles qui l'entourent.