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longuement sur Athènes et la politique grecque, sur la Crète, la malheureuse Crète, nous montre toutes ses étiquettes écrites en français et tous ses produits achetés à la pharmacie centrale de Paris. Mais quand nous lui demandons de nous guider par la ville, de nous conduire aux écoles et aux églises, il a malheureusement un client sur l’autre rive du lac ; il nous indique un khani confortable… Ce khani était bien le plus sale et le plus pouilleux endroit où nous eussions jamais dormi ; et le soir, au bord de l’eau, nous trouvâmes notre médecin attablé sous des saules, buvant du raki avec une bande de popes bulgares… Nous avons su depuis que le pauvre homme n’avait osé nous recevoir. Épirote de naissance, Hellène, et connu pour ses sympathies helléniques, il se hasardait à peine dans les rues depuis quelques jours, tant les retards de l’archevêque avaient exaspéré la population bulgare. Son amitié n’aurait donc pu que nous compromettre. D’autre part, nous-mêmes, nous lui semblions d’allures étranges ; nous étions, à coup sûr, agens d’une puissance européenne, mal vus de l’autorité turque ; notre compagnie ne pouvait que le rendre suspect, lui faire enlever peut-être sa place ou son traitement de médecin municipal…

Quand on connaît l’hospitalité grecque, l’accueil empressé, libéral, fraternel, des Hellènes de Turquie au voyageur européen et surtout aux Français (je ne pourrai jamais dire tout ce que je dois aux Grecs deCalymnos, de Mételin, de Symi et d’Asie-Mineure), ce seul fait donne une idée de l’état des esprits à Okhrida. Un ami d’occasion compléta le tableau par ses renseignemens ; le nommer serait, je crois, le plus sûr moyen de lui prouver mon ingratitude.

Okhrida est en proie aux Bulgares. La population de 15,000 habitans environ comprend 8,000 Slaves, quelques centaines de Valaques et 7,000 musulmans, — ceux-ci, comme à Strouga, de différentes races : soit deux cinquièmes d’Albanais, autant de Slaves convertis et un millier d’Osmanhs Anatoliotes. Mais depuis quelques années, les seuls Bulgares ont place au soleil.

Le quartier bulgare occupe de ses maisons de bois toute la façade méridionale de l’îlot rocheux, depuis les eaux du lac qui en baignent le pied jusqu’au double sommet, qui profile dans le ciel les créneaux de la citadelle et les dômes de Saint-Clément. Cet îlot est formé en effet de deux masses rondes, unies par une échine plus basse. Deux ou trois étages vermoulus, des toits saillans, des galeries ouvertes, et toujours le même air de caducité et de délabrement donnent à toutes ces maisons bulgares une monotone ressemblance. La saleté des rues est nauséabonde : animaux crevés et excrémens humains, abatis de poissons et déchets de légumes…