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À TRAVERS LA MACÉDOINE SLAVE.

Le lac que nous longeons bientôt a une limpidité de cristal. À dix et quinze mètres de la rive, on voit s’ébattre les perches innombrables et les truites géantes. Sous la surface unie, la vie fourmille, et dans les roseaux de la rive manœuvrent des flottilles de canards bleus, de sarcelles et d’oies sauvages. Je n’ai vu pareille abondance que sur les bords du Nil et dans ces fresques de la vieille Égypte où les canots des chasseurs lèvent, parmi les lotus, des nuées d’ibis et d’outardes.


Les montagnes de l’est n’offrent que des croupes dépouillées. Des troupeaux de chèvres y tondent le dernier arbuste et le dernier brin d’herbe. Autrefois, le lac pénétrait dans ces monts par un golfe allongé entre la chaîne principale et un contrefort. Une double île de rochers s’élevait au milieu de ce golfe que les alluvions ont ensuite comblé. Dans une ceinture de jardins, d’arbres fruitiers et de verdures luisantes, l’île se dresse aujourd’hui couronnée des maisons d’Okhrida.

De loin, on n’aperçoit que les ruines de la citadelle : une enceinte carrée, à créneaux, bastions et cours quadrangulaires. La ville s’étage sur les penchans du sud, tournant le dos à la route de Strouga et de Monastir : sur la grand’route, on ne trouve que le bazar, au milieu des jardins et des prés inondés. Le bazar semble tout neuf avec ses boutiques de pierre, ses fenêtres voûtées et ses volets de tôle : les vieilles échoppes ont disparu dans les deux incendies de 1881 et de 1883. On y peut rencontrer plus d’un coin d’Islam : sous un gros platane, des tabourets et des estrades de bois où des khodjas en blanc turban fument le narghilé ; deux boutiques de vieilles armes, fusils incrustés et pistolets à pierre ; des barbiers avec le luxe habituel des plats de cuivre argenté et des serviettes rouges ; et des horlogers, tout un peuple d’horlogers pour les vieux Turcs, qui passent leur temps à régler et à casser leurs montres : ils ont une si grande peur de manquer la prière, leur seule occupation. Mais la plupart des boutiques annoncent la civilisation : pétroles et conserves, quincailleries d’Europe, tissus de marques anglaises.

Tout au bout, par une ruelle perpendiculaire à la route, on entre dans le marché au poisson, un cloaque d’odeurs et de détritus nauséeux, où des chiens sans nombre travaillent à mettre un peu de propreté ; leur faim ne peut suffire aux exigences de la voirie…


Nous avions une lettre de recommandation pour un médecin grec, établi depuis trente ans à Okhrida. Il nous accueille sans enthousiasme dans sa petite pharmacie du bazar, nous questionne