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balcons de pierre, révèlent au premier regard l’amour de l’Hellène pour le soleil et la lumière : les quais de Smyrne et les places d’Athènes ne sont pas autrement bâtis. La maison du Turc cachée, retirée, le plus souvent de biais sur la rue, ne vaut que par ses divans cerclant toutes les chambres, et par un confort particulier qui souvent nous déroute, mais qui pour le Turc est le vrai confort. La maison du Grec, toute en façade, en portes, en fenêtres, peut être mal commode à son propriétaire, mais paraît si grande, si belle, si enviable au passant ! Pour une cervelle grecque, la véritable mesure des choses est dans l’envie qu’elles suscitent chez le voisin. Dans la vie, comme à la Bourse, tout est affaire d’offre et de demande, et non d’estimation personnelle.

Musulmane au nord, dans les jardins, les peupliers, les cyprès, les platanes couvrant de leur ombre les narghilés et les turbans ; hellène au sud, dans les hôtels d’Orient, les cafés Eiffel, les bacals aux devantures multicolores, les batteurs de fer-blanc, les vendeurs d’olives, de sardines et de pétrole ; juive dans quelques rues d’un vieux ghetto, noires, tendues de linge et de défroques, bordées de femmes aux yeux tout pleins de vice : telle est la Monastir que l’on voit.

Mais interrogez le marchand du bazar,.. ou ce muletier valaque qui chante depuis deux heures son tris phonous,.. ou ce pope noir assis aux marches du khani et attendant depuis une semaine l’arrivée de son archevêque… : « Monastir est bulgare !.. Monastir est serbe !.. Monastir est valaque ! » Un Albanais, cawas du consul d’Autriche, conclut négligemment en tirant sa moustache : « Diko mas mero tha ine. Monastir ! mais ce sera à nous ! » — à nous Albanais ? ou à nous Autrichiens ?

Monastir étant la capitale de la Macédoine, il est tout naturel que les peuples qui se disputent cette province, et les autres, en aient fait le centre de leurs intrigues. La Russie, l’Autriche, la Grèce et la Serbie y entretiennent des consuls, la Bulgarie des agens. Il est non moins naturel que la France n’ait point ici de représentant : il est entendu que nous avons bien d’autres soucis que les affaires orientales : c’est au consul de Grèce que nous remettons le soin de nos intérêts. Croyez bien pourtant que cette absence de consul français n’empêche ni les Turcs, ni les Grecs, ni les Albanais, ni les Serbes, ni les Bulgares, ni les Valaques d’espérer notre appui en toute circonstance et surtout au jour de la grande liquidation.

Victor Bérard.

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