Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/608

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sorte qu’un jour vient où il semble que l’âme ne suffise plus à la contenir, et qu’il lui faille se répandre au dehors ; alors commence l’apostolat. Joinville en est un exemple. Tout jeune encore, pendant son séjour en Acre, lorsque son intimité avec saint Louis devint plus étroite, il composa, sous la forme la plus propre à la vulgarisation, un petit livre sur la nécessité de la foi ; et l’âge ébranla si peu ses convictions que, près de quarante ans après, sur le sol de France, alors que deux princes s’étaient succédé sur le trône du saint roi, le sénéchal reprenait avec amour les pages écrites, en terre-sainte, sous l’influence des enseignemens de son royal ami.

C’est que le temps passé en Égypte et en Palestine, côte à côte avec saint Louis, avait été la période décisive de son existence. Il se trouve justement que c’est la plus connue ; quelque nombreux que soient les documens d’archives concernant Joinville, quelque intérêt qui s’attache aux indications que l’on en peut tirer pour la reconstitution de sa personnalité, ces indications sont loin, cela va sans dire, de se présenter sous une forme aussi attrayante que celles qu’il a lui-même données dans ses écrits. Il y a plus : Joinville ayant fait, dans son Histoire de saint Louis, la part la plus large à l’événement capital de sa vie, à la croisade dont il avait été témoin, et le reste étant consacré presque uniquement au panégyrique du roi, nos souvenirs, comme les siens, se concentrent sur les six années qu’il vécut en Orient. La majeure partie de sa carrière est rejetée dans l’ombre. On oublie qu’il n’avait guère plus de trente ans lorsqu’il revint en France ; on ne se souvient pas davantage qu’il survécut près d’un demi-siècle au roi dont il avait été l’ami, et que, loin d’avoir été terminé en 1270, son rôle politique fut peut-être, sous les règnes suivans, plus considérable qu’il ne l’avait été jusque-là. Cependant, au point de vue psychologique tout au moins, cette disproportion dans nos souvenirs est moins regrettable qu’on ne pourrait le croire au premier abord ; la fermeté des principes dont Joinville s’était imbu pendant son étroite union avec le roi ayant fixé pour toujours les traits dominans de son caractère, ce qu’il était à son retour de terre-sainte, il le fut jusqu’à sa mort. Par suite, l’idée que l’on se fait de lui est assez voisine de la vérité ; toutefois, comme on s’est plus occupé de juger son principal ouvrage que d’étudier sa personne, sa figure n’est encore que vaguement esquissée. Il reste à en accentuer le dessin de manière à donner à son portrait un peu de l’apparence de vie qu’il a su introduire dans celui de saint Louis.

La chose est d’autant plus nécessaire que, bien qu’il doive sa célébrité à ses écrits, l’écrivain chez lui se confond avec l’homme. Joinville n’écrit pas pour faire un livre, mais seulement pour communiquer