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un homme moins fidèle à ses devoirs, à saisir la première occasion de rentrer en France. Quelle que fût l’amertume d’une séparation de tous les siens qui durait déjà depuis deux ans, Joinville avait toujours présentes à l’esprit les paroles que son cousin de Bourlémont lui avait adressées avant son départ : « Vous vous en allez outre-mer ; or, prenez garde au retour ; car nul chevalier, ni pauvre, ni riche, ne peut revenir qu’il ne soit honni s’il laisse aux mains des Sarrasins le menu peuple de Notre Seigneur en compagnie duquel il est allé. » Or, le menu peuple était encore en Égypte exposé à racheter sa vie par une apostasie. Que serait-il devenu si le roi, si les hauts barons qui avaient pu payer rançon eussent repris le chemin de l’Occident ? On sait avec quelle fermeté Joinville insista pour que saint Louis restât en terre-sainte, dans le conseil tenu à ce sujet vers la fin de juin 1250. Les princes, le légat, le conseil entier, étaient d’un avis contraire. Le roi laissa dire et déclara qu’il ferait connaître sa décision dans huit jours.

Le récit de la scène qui suivit est peut-être le plus charmant morceau des Mémoires. Yitet l’a cité ici même dans sa belle étude sur Joinville, saint Louis et le XIIIe siècle[1]. C’est un tableau achevé où l’on ne sait ce qu’il faut admirer le plus, de la vérité des détails ou de la simplicité de l’expression. La familiarité affectueuse avec laquelle saint Louis vint surprendre Joinville en lui posant les mains sur la tête au moment où il méditait tristement, les bras passés dans les barreaux de la fenêtre, la franchise du sénéchal, la confiance avec laquelle le roi le mit dans le secret de ses résolutions, tout y est peint avec autant de naïveté que de précision attendrie. On doit sans doute regretter que l’influence du loyal sénéchal ait contribué à priver, pendant quatre ans encore, la France de son roi. Comme souverain, saint Louis commit peut-être une faute, de même que Jean en commit une autre comme seigneur de Joinville, en abandonnant ses domaines pendant le même temps. Mais si, au point de vue humain, il y eut faute de part et d’autre, on ne peut s’empêcher d’admirer la conformité de ces deux nobles âmes qui sacrifiaient tous les intérêts au devoir. D’ailleurs le royaume de France, pas plus que les domaines de Joinville, n’étaient complètement abandonnés, puisque le roi et le sénéchal avaient, l’un et l’autre, laissé derrière eux une mère sage et prudente ; de plus, les frères du roi allaient revenir en France. On put voir, en cette occasion, quelle confiance ils avaient dans l’attachement de Joinville pour saint Louis. « L’un et l’autre frères, dit-il, me prièrent beaucoup que je prisse garde au roi ; et

  1. Voyez la Revue du 1er mai 1868.