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entre eux et les moines un si continuel échange de mauvais procédés qu’on ne peut l’expliquer que par un de ces sentimens d’hostilité réciproque et héréditaire analogue aux haines de famille qui se transmettent de génération en génération. De temps à autre, un accord semblait mettre fin à ce conflit toujours renaissant. Après le retour de Jean, des dissensions intestines aggravèrent encore les choses. Joinville n’eut garde de manquer aux traditions de ses ancêtres. On ne peut nier qu’il ait soutenu les moines rebelles et même qu’il ait excité les vassaux de l’abbé à résister à leur suzerain ; mais on doit convenir aussi qu’il paraît avoir scrupuleusement respecté, durant ses dernières années, l’accord qui vint enfin terminer ce conflit séculaire.

Quelque périlleuse pour ses intérêts et pour ceux de ses sujets que le sénéchal jugeât une absence prolongée, il s’en faut de beaucoup que ses affaires personnelles l’obligeassent désormais à séjourner continuellement à Joinville. Il ne pouvait rester longtemps séparé de son ami, au conseil duquel il occupait d’ailleurs une place. Durant les années qui suivirent, il partagea son temps entre son château, la cour de France et celle de Champagne. Joinville avait eu le bonheur de contribuer à rendre plus étroits les rapports entre ces deux cours, en profitant de la situation privilégiée qu’il occupait, pour faciliter le mariage de son suzerain avec Isabelle de France. Pour être moins continue qu’en Orient, l’intimité des deux amis n’en demeurait donc pas moins étroite et leur confiance réciproque s’était peut-être encore accrue. Grâce au rang qu’il tenait parmi les conseillers du roi, Jean ne se trouvait jamais loin de lui pendant ses séjours à Paris ; c’est ainsi qu’il le vit, nombre de fois, rendre paternellement la justice à son peuple sous le chêne de Vincennes ou dans le jardin du palais. Mais, dans le particulier, leur amitié était encore plus apparente, et Jean s’y fiait assez pour venir, au premier appel, s’asseoir aux côtés de Louis, « si près que leurs habits se touchaient, » à la place même que le propre fils du roi, Philippe, et son gendre, Thibaut V, n’avaient osé prendre. Au reste, cette intimité que saint Louis savait mettre à profit pour donner à son ami de pieux conseils n’excluait en rien la gaîté. Le roi se plaisait souvent à mettre aux prises Joinville et son chapelain, le célèbre Robert de Sorbon. Le sénéchal, d’ailleurs, ne redoutait pas ces disputes, qui, si on l’en croit, ne se terminaient pas souvent à l’avantage de maître Robert. Que de précieux souvenirs n’a-t-il pas amassés en vivant dans la familiarité de saint Louis ! Et qu’il y a loin du grand homme qu’il nous fait connaître au type de convention que se sont créé quelques auteurs modernes ! Au lieu d’un roi débonnaire aux allures presque monacales, on voit un monarque énergique, capable de se faire au besoin le défenseur