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de lui. À l’âge où se gravaient pour jamais dans sa mémoire les détails des fêtes de Saumur, pendant le séjour du roi à Poitiers, il remarqua les allées et venues du comte de la Marche ; mais il ne paraît pas avoir été curieux d’en comprendre les motifs. Ailleurs, dans les récits des événemens auxquels il assista en Orient, la précision et la vivacité de certains tableaux sont telles que l’on parvient à se les représenter avec une singulière netteté. L’opiniâtre défense de Joinville et de ses compagnons contre les Sarrasins à Mansourah, ou la fière apparition de Louis IX au milieu du champ de bataille, « un heaume doré sur la tête, une épée d’Allemagne à la main, » en sont de frappans exemples. quant à l’objet de l’action, à la raison ou même à la succession des mouvemens de l’armée chrétienne pendant cette journée, le sénéchal n’a même pas songé à s’en faire une idée. Où il excelle, en revanche, c’est dans la peinture de certaines scènes à peu de personnages, nous dirions presque de scènes d’intérieur que son regard pouvait embrasser tout entières, telles que la charmante page où il raconte comment saint Louis vint le surprendre, en lui posant les mains sur les épaules après le conseil d’Acre. Ce n’est pas que, dans ces morceaux, Joinville fasse, à proprement parler, preuve de qualités littéraires. En fait, il n’en a aucune, et le charme de ses écrits provient justement de l’absence de tout art. Le clerc auquel il dictait a recueilli ses paroles telles qu’elles sortaient de sa bouche ; aussi l’œuvre qui en est résultée est-elle plutôt la transcription d’une causerie qu’un livre régulièrement composé. C’est la conversation d’un honnête homme qui, sans chercher l’effet, sans rien sacrifier à la forme, doit à son bon sens et à une certaine bonne humeur naturelle de rencontrer souvent le terme juste ou le tour piquant ; à la naïveté même de ses émotions et à la simplicité avec laquelle il les exprime, de les faire toujours partager et de tenir sans cesse l’intérêt en éveil. Sans doute, le conteur n’est plus jeune ; il se répète quelquefois, le souvenir appelle le souvenir et amène la digression, l’ordre fixé d’avance n’est pas toujours observé ; mais, dans ce vieux cœur, la chaleur des belles années n’est pas encore éteinte. N’a-t-on pas vu le sénéchal, vers l’époque où il venait d’achever ses mémoires, à près de quatre-vingt-dix ans, conservant assez de vigueur physique pour commander en personne des expéditions militaires et assez d’énergie morale pour flétrir en termes indignés les déloyales propositions d’un seigneur trop oublieux de ses devoirs envers le roi ? De même dans son Histoire de saint Louis, lorsque sa pensée se reporte aux déchiremens du départ pour la croisade, ou bien à ces heures bénies où, sur le pont du navire qui les transportait d’Egypte en Syrie, le roi et lui, assis côte à côte, s’étaient ouvert