Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/639

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leurs cœurs et s’étaient pour la première fois parlé, suivant l’admirable parole de l’Exode « comme un ami par le à son ami, » il retrouve l’attendrissement de sa jeunesse et le renouvellement de ses anciennes émotions.

Bref, si l’on ne ressent jamais en lisant l’Histoire de saint Louis l’admiration qu’inspirent certains passages de Villehardouin, on ne peut se défendre d’éprouver pour l’auteur quelque chose comme de la sympathie personnelle. « Le bon Joinville, » telle est l’expression qui vient naturellement sur les lèvres lorsqu’on parle du sénéchal de Champagne. C’est que, — nous l’avons déjà dit, — les qualités que l’on peut goûter dans son livre ne sont pas, ou ne sont que par certains côtés, des qualités d’écrivain : toutes sont inhérentes au caractère de l’homme.

Celle qui domine, c’est la véracité. « Jamais je ne lui mentis, » dit quelque part Joinville, en parlant de Louis IX. Le témoignage qu’il se rendait à lui-même, il est juste que nous le lui rendions aussi en le généralisant. S’il ne craint pas de reprocher au tout-puissant Philippe le Bel des injustices indignes du petit-fils de saint Louis, il n’hésite pas non plus à blâmer certaines façons d’agir du prince qu’il regardait comme le plus parfait des hommes, ou à reconnaître ses propres faiblesses. C’est ce franc parler qui dut faire tomber dans un oubli, probablement volontaire à l’origine, les Mémoires du sénéchal à peine parus ; c’est cette qualité qui nous les rend aujourd’hui si précieux. Quelle en serait donc la valeur si, au lieu de se restreindre au règne de saint Louis, Joinville avait entrepris de raconter, avec la même sincérité, les événemens auxquels il avait été mêlé pendant le cours entier de sa longue vie ! Né sous Louis VIII, au lendemain de la mort de Philippe le Conquérant, il avait vu six rois se succéder sur le trône. Après l’âge d’or de saint Louis, après le règne honorable de Philippe le Hardi, il avait assisté aux grands événemens du règne de Philippe le Bel, où le bon et le mauvais sont si étrangement mêlés ; à l’audacieuse rupture avec Boniface VIII, à l’abaissement de la féodalité, à la convocation des états-généraux. Puis après le court règne de Louis X et l’éphémère apparition de son fils posthume, après la première application du principe sauveur auquel la France dut sa grandeur et peut-être son existence, le début du règne réparateur de Philippe le Long avait pu lui faire espérer le retour aux traditions de saint Louis. Certes, en considérant l’importance des faits qui s’étaient déroulés sous ses yeux, on se prend à regretter qu’il n’ait pas donné, dans ses Mémoires, une place plus grande aux événemens historiques. Qui sait pourtant si son œuvre n’aurait pas perdu à être ainsi développée, et si nous n’aurions pas quelque sèche chronique,