Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/640

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au lieu de ces récits vivans qui nous font pénétrer familièrement dans la vie, sinon dans l’histoire des Français de ce temps et qui ont rendu son nom inséparable de celui de saint Louis ?

Le souvenir de Joinville demeure donc associé à tout ce qu’il y eut de plus grand dans l’histoire du moyen âge français. Il se trouve même que les associations s’étendent au-delà des limites de l’existence du sénéchal et rattachent sa mémoire au plus glorieux, au plus cher de nos souvenirs nationaux, à celui de Jeanne d’Arc. Née sur un sol qui avait fait partie des domaines de la maison de Joinville, la Pucelle avait pour saint Louis un culte qui n’était pas inférieur à celui que lui avait voué le sénéchal. Ne dit-elle pas plusieurs fois que c’était à la prière du saint roi que Dieu l’avait envoyée ? Au milieu des vagues déchaînées par la tempête, l’intercession implorée par Joinville, pour le salut du roi de France, était celle du saint vénéré auprès de Varangéville, dans ce sanctuaire de Saint-Nicolas-du-Port où, durant une autre tempête qui menaçait, non-seulement le roi, mais la France tout entière déjà plus qu’à moitié submergée sous le flot de l’invasion anglaise, Jeanne d’Arc voulut aller prier. Comme Jean, elle vit sa prière exaucée : ce fut à son retour qu’elle obtint enfin de Baudricourt l’autorisation d’aller se révéler à Charles VII. C’est en vue des tours de Joinville, dans l’abbaye de Saint-Urbain, au lieu même où le sénéchal, partant pour la croisade, n’osait lever les yeux vers ce « beau chastel » où il laissait ses deux petits enfans, que Jeanne, partant pour sa croisade à elle, fit sa première halte. On sait maintenant quelle part le mouvement franciscain eut au développement de la piété de Jeanne d’Arc ; Joinville que l’on peut dire, au point de vue de la dévotion, le fils spirituel de saint Louis, du grand protecteur des franciscains, Joinville ne cache pas l’admiration qu’il ressentit pour l’un des propagateurs de ce mouvement en France, frère Hugues de Barjols. Enfin, cet esprit si français, ce bon sens irrésistible, cette gaîté qui éclate jusque dans les circonstances les plus graves, ne sont-ce pas là des traits communs au sénéchal et à la Pucelle ? Bien plus, il nous semble que toutes les qualités de Joinville, la sincère piété, la pureté des mœurs, la loyauté, le courage, l’amour du roi, la pitié pour ce qu’il appelle « le menu peuple de Notre Seigneur, » étaient précisément celles que Jeanne prisait le plus, et que, s’il eût vécu de son temps, elle l’aurait compté parmi ses amis, à côté de Dunois, de Gaucourt et du duc d’Alençon.


H.-FRANCOIS DELABORDE.