Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/653

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

labeurs ; mais à présent que je m’occupe de classer mes récoltes, que je me contente de rôder au fond du ravin, Dizio a des loisirs. Il se montre absorbé, rêveur, indolent, taciturne, Dizio, et son appétit se ressent de ses préoccupations, de ses peines secrètes. Il a découvert, lui aussi, des « choses » qui volent, qui brillent, qui parfument, des sentimens et des sensations qu’il ignorait. Il souffre, sans le dire, d’un mal facile à deviner. Sa curiosité ne le tient plus cloué à mon côté, il ne s’intéresse plus aux ruses des insectes, à aucun de mes travaux. Il a de continuels prétextes à mettre en avant pour se rendre à la cabane, pour aller aider Mécatl dans sa plantation de cotonniers ou prêter ses services à doña Maria, la mère de notre hôte.

D’un autre côté, Nitla qui chaque soir, un peu avant le coucher du soleil, nous apporte notre pain quotidien, c’est-à-dire de jeunes épis de maïs, a de moins libres, de moins familières allures avec nous qu’au lendemain de notre arrivée. Le plus souvent son aïeule l’accompagne, ou la remplace. Les beaux traits de la jeune fille, j’ai remarqué et j’admire cette rapide transformation, ont maintenant une expression moins enfantine et répondent mieux à la gravité de sa démarche, à l’harmonie de son corps parfait. Elle a certainement gagné en grâce, en séduction ; ses yeux ont des flammes, des éclairs, des langueurs, des caresses, des profondeurs qu’ils n’avaient pas. S’il n’existait là-bas, sur les rives du grand fleuve Papaloapam, un doux être auquel je songe sans cesse, mon cœur ne serait pas en sûreté devant la troublante charmeresse.

Désidério est soucieux, tourmenté d’un importun désir de me voir me remettre en marche. Soir et matin il me sonde, m’interroge même sur mes intentions, et je comprends les raisons de sa hâte à s’éloigner. Je le vois surveiller les agissemens de son fils, et je l’ai entendu, un soir qu’il me croyait endormi, prévenir le jeune homme du danger qui menace l’amadou lorsqu’il s’approche plus qu’il convient des étincelles du briquet. D’autre part, doña Maria a dû parler dans le même sens à sa petite-fille, car les deux jeunes gens se tiennent à distance l’un de l’autre. Toutefois, lorsqu’en voulant se fuir, leurs regards se rencontrent, il en jaillit des effluves qui les troublent, qui les font rougir.

Pour moi, témoin désintéressé, impartial, expert sur ces symptômes dont je connais toutes les angoisses, il y a douze jours que l’étincelle Nitla a embrasé l’amadou Dizio, et dix au moins que l’étincelle Dizio a mis le feu à l’amadou Nitla. Il couve, ce double incendie, et, scène captivante, vieille comme la terre et toujours (neuve comme elle, il m’est donné de le voir éclater, de voir en pleine nature tropicale, c’est-à-dire dans un grandiose paysage, reste du paradis terrestre, deux beaux êtres céder à l’invincible