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force qui les attire l’un vers l’autre, balbutier, puis chanter leur premier hymne à l’amour.

Las d’une longue matinée de travail, je me suis étendu sur le bord du ravin pour observer les gentilles manœuvres de deux colibris occupés à édifier une de ces merveilles de duvet, de mousse et de lichen qui sera leur nid. Il est quatre heures de l’après-midi, le soleil n’éclaire déjà plus le fond de l’abîme au-dessus duquel les mignons amoureux suspendent leur couche aérienne. En revanche, la paroi du ravin, opposée à celle où je repose, est noyée dans une lumière vermeille. Là, des oiseaux voltigent, gazouillent, chantent ; des essaims de papillons se poursuivent, se croisent, sèment l’air de leurs couleurs vives, où se voient toutes les nuances imaginables. Les capricieux insectes montent, descendent, se groupent, puis s’éparpillent ; on dirait alors des fleurs tombant du ciel. Les minuscules colombes, à demi domestiquées par Nitla, tourbillonnent, roucoulent, attendent, réclament leur pâture accoutumée. C’est l’heure, en effet, à laquelle la jeune fille vient remplir à la source sa cruche de grès rouge, et les petites colombes, à en juger par leur émoi, doivent la voir venir. Je me penche vers la plate-forme : Nitla n’a plus à venir ; elle est là.

Elle est là, appuyée contre une roche qui surplombe. Distraite, elle regarde au fond du gouffre, et sa silhouette élégante se détache nette, lumineuse, sur un fond de mousse brune. Que regarde-t-elle ? Les papillons ? Les oiseaux ? ou les fleurs de velours fauve et blanc qui croissent au-dessous d’elle, riches parures qui doivent la tenter ? Non ; immobile, elle semble ne rien regarder, ne rien entendre, pas même la plainte mélancolique de ses oiseaux favoris. Sa main s’appuie sur sa poitrine qui soulève le fin tissu qui la moule ; elle s’étonne, je suppose, de la sentir palpiter.

Quelqu’un descend le long du sentier, avance, hésite, s’arrête, avance encore, c’est Dizio. On dirait qu’il a peur, lui que tente le haut fait de saisir un fourmilier entre ses bras, de l’étouffer. Un bruit ! Le jeune homme rétrograde avec rapidité, écoute. Il respire rassuré, repart en avant résolu, puis s’arrête encore. D’hésitation en hésitation, il gagne du terrain, je suis bien placé pour le constater.

Nitla a tressailli, s’est réveillée, écoute à son tour. Elle saisit son urne, la remplit, la soulève de ses bras arrondis pour la placer sur sa tête. Elle se ravise, pose le vase avec lenteur sur le sol, recule, un peu effarée, jusqu’à rencontrer le mur de granit contre lequel elle se plaque. Dizio est à quatre pas d’elle, parle. Elle se tourne vers la muraille, semble vouloir s’y incruster.

Dizio parle, parle à mi-voix, et je n’entends rien de ce qu’il dit. il Ses gestes sont sobres, mais ses paroles doivent être éloquentes,