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et, jadis, en prétendant « qu’elle avait influé non-seulement sur la poésie, mais aussi sur la prose, sur ses destinées futures et sur toute la direction nouvelle du langage, » Sainte-Beuve n’en a pas exagéré l’importance. Mais je crains qu’il n’en ait peut-être méconnu le vrai caractère, en faisant de Malherbe une façon de grand poète, ou tout au moins le principal ouvrier, si je puis ainsi dire, d’une transformation dont les causes, en vérité, le dépassent de toutes les manières. Ce sont quelques-unes de ces causes que je voudrais essayer de mettre en lumière, les plus générales, celles qui se lient le plus étroitement à la définition du génie national, en m’aidant pour cela de la récente édition des Œuvres poétiques de Bertaut, donnée par M. Adolphe Chenevière dans la Bibliothèque elzêvirienne, du Malherbe de M. Gustave Allais, et surtout du livre très savant, très intéressant, et excellent de M. Ferdinand Brunot sur la Doctrine de Malherbe. Si j’y réussissais, j’aurais montré, je crois, comment un genre littéraire dépérit pour avoir voulu se développer dans un milieu qui n’était pas fait pour lui ; comment, s’il ne meurt pas d’abord de cette expérience, il lui faut alors, pour continuer de vivre, échanger un à un les caractères qui le définissaient contre de nouveaux, plus appropriés, mieux adaptés, comme l’on dit, à ce milieu même ; et comment enfin, quand la somme de ces caractères arrive à dépasser celle des anciens, le genre, ayant changé de nature, doit aussi changer de nom.


Écartons avant tout un élément d’erreur, et ne croyons pas du tout que Malherbe lui-même ait débuté « par une disposition, par une inspiration en quelque sorte négative, par le mépris de ce qui avait précédé chez nous en poésie. » Rien ne se crée de rien, dans l’histoire, mais surtout rien ne se perd. De même donc qu’il y a dans Ronsard quelque chose de ce Marot et de ce Mellin de Saint-Gelais que des hauteurs de son pindarisme il avait cru précipiter dans l’éternel oubli, de même il y a quelque chose aussi de Ronsard dans Malherbe, et d’abord, la prétention ou le projet de fondre ensemble, dans une forme à peu près française, l’imitation de l’antique et celle de l’Italie.


Le guerrier qui, brûlant, dans les cieux se rendit,
De monstres et de maux dépeupla tout le monde,
Arracha, d’un taureau la torche vagabonde,
Et sans vie, à ses pieds, un lion étendit ;

Antée dessous lui la poussière mordit,
Inégal à sa force à nulle autre seconde,
Et l’Hydre, si souvent à renaître féconde.
Par un coup de sa main les sept têtes perdit…