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tout ouniment droit devant vous ; vous avez failli vous faire dou mal, pour l’étiquette. »

On ne lui en faisait pas accroire ; elle savait le prix des perles de Rome et elle voulait savoir le prix de tout. Lorsque, souffrant de névralgies erratiques, elle alla dans l’été de 1809 prendre les eaux à Aix-la-Chapelle, elle y reçut la visite du comte Beugnot et s’empressa de lui demander à quoi montaient ses frais de logement et d’entretien. Il n’en savait pas le premier mot : « Je répondis à tort et à travers, et toujours en rabaissant les prix, afin de lui donner bonne idée de mon savoir-faire. Malheureusement elle prit mes jactances pour des prix-courans. Dès le jour même, elle entra en campagne contre ses gens et ses fournisseurs ; elle se prétendait inhumainement pillée par les uns comme par les autres ; elle citait les objets et les prix que je les paie ; il n’était pas possible de la faire revenir. » On lui expliqua cependant que le comte ne s’entendait guère en affaires de ménage, et elle l’attendit à sa seconde visite. Il la retardait tant qu’il pouvait ; elle l’invita à dîner, et il dut reprendre son discours où il l’avait laissé. Elle le loua de son habileté et le pria avec insistance de lui procurer tel ou tel article, en les payant pour elle au même prix qu’il payait pour lui. Il devina qu’elle y mettait de la malice, qu’elle voulait à la fois se venger de son effronterie et en tirer quelque profit pour elle-même. « La princesse Pauline était présente ; elle laissa durer quelque temps mon embarras, après quoi elle brouilla les cartes de manière à tirer Madame de ses calculs et moi du guêpier où je m’étais jeté par une suffisance déplacée. »

L’empereur reprochait à Mme Letizia « son économie passionnée, » et tout le monde l’accusait d’une parcimonie voisine de l’avarice. M. Larrey s’est donné beaucoup de peines pour la justifier ou pour plaider les circonstances atténuantes, et peut-être s’en est-il trop donné. Si elle n’avait pas été un peu serrée, elle n’eût plus été elle-même, et il faut aimer les gens avec leurs défauts. Dès sa jeunesse elle avait su ce que valait un liard. Quand une femme, qui n’est pas riche, a huit enfans et qu’elle a épousé un homme de belle taille, de belles manières, qui aime à représenter, on ne peut lui en vouloir de rogner les morceaux et de ne pas dénouer facilement les cordons de sa bourse. Cette maison corse, a-t-il été dit, ressemblait à un collège, ou plutôt à un couvent : « La prière, le sommeil, l’étude, les repas, les divertissemens et les promenades, tout était calculé, mesuré. »

M. Larrey raconte qu’en 1787 Napoléon, étant venu passer à Ajaccio ses vacances d’officier d’artillerie, rencontra dans l’escalier de la maison paternelle une jeune villageoise, qui lui offrit un cacio ou fromage frais. Il la récompensa de son obligeance par un écu de six livres. Grande indignation de la signora Letizia ! Mais lui, pour toute