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réponse, et afin de laisser à la jeune paysanne le temps de s’éloigner, saisit sa chère maman par la taille et lui fit faire, malgré elle, un tour de valse, qu’elle eut peine à lui pardonner. Après la mort de Charles Bonaparte, son grand-oncle Lucien s’était chargé de gérer la modique fortune de la famille, et il était encore plus avare que Letizia. « Il tenait son or caché sous ses matelas, dans un sac de peau, a dit Napoléon. La malicieuse Paulette s’avisa un beau matin et devant nous de tirer à elle le sac, qui s’ouvrit et versa, à flots brillans, son contenu. Le plancher en fut couvert. » L’archidiacre au désespoir en perdit la parole ; ses yeux suivaient avidement certains doublons, qui s’égaraient sous les meubles. « Enfin la grandeur du péril lui fit recouvrer la voix ; il jura par tous les saints du paradis que c’était de l’argent en dépôt, qu’il n’y avait pas une obole à lui. Nous de rire ; la signora Letizia de nous gronder et de ramasser l’or, sans oublier la plus petite pièce. »

Elle avait été à bonne école, et cette femme, qui n’oubliait rien, se rappelait qu’à Marseille elle avait dû s’industrier pour nouer les deux bouts. Dans ce temps de proscription et de misère, levée avant ses filles, elle envoyait l’une au marché acheter les provisions du jour, elle chargeait la seconde de surveiller le ménage, la troisième de tenir les comptes. Depuis lors, tout avait changé, hormis les sentie mens et les habitudes de Mme Letizia, et elle voyait avec chagrin Elisa, Pauline, Caroline rivaliser de luxe et d’élégance avec ses brus. Plus on gaspillait l’or autour d’elle, plus elle restreignait ses propres dépenses. Elle renvoyait bien loin ceux qui l’engageaient à se construire une serre de 30,000 francs ; elle leur répondait ; « Je suis obligée de coumouler pour l’avenir. » Elle avait toujours pensé à l’avenir, aux inconstances et aux traîtrises de la fortune, aux grands revers qui sont la rançon des grands bonheurs, et quelle que fût son admiration pour le génie de son fils, elle le savait homme à en abuser, elle redoutait ses intempérances. Elle disait : « Tout cela peut finir, et que deviendront des enfans dont la générosité imprudente m regarde ni en avant ni en arrière ? Alors ils me trouveront. » Avant 1812, s’il en faut croire l’archiduc Charles-Louis d’Autriche, elle disait déjà : « Pourvu que cela doure ! »

Elle a affirmé plus d’une fois que ses jours de grandeurs avaient été pour elle des jours de trouble et de souffrance, que, si on avait pu ouvrir son âme, on y aurait trouvé plus de chagrins que de joies. Son bon sens toujours inquiet, son esprit court, mais ferme et net, qui ne prenait le change sur rien, ses prévoyances de mère de famille, les craintes, les anxiétés qu’elle éprouvait pour un fils qui, toujours prêt se lancer dans de nouvelles entreprises, semblait se plaire à braver les hommes et les dieux, c’en était assez pour gâter sa vie. Mais quoiqu’elle n’en dît rien, je suis tenté de croire qu’elle avait encore une autre raison d’être soucieuse et tourmentée dans le bonheur. Ce qu’il