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l’enfant prédestiné qui, impatient, paraît-il, d’être ballotté par sa mère, s’agitait fort et semblait aspirer à se battre avant de naître. Plus tard, rompant avec Paoli, qui voulait livrer son île à l’Angleterre, les Bonaparte prirent parti pour la France et furent mis hors la loi. Il en coûta peu à la signora Letizia de s’enfoncer de nouveau dans la montagne, et lorsqu’on lui montra du doigt sa maison qui brûlait : « Eh ! qu’importe ! s’écria-t-elle ; nous la rebâtirons plus belle. » Rien n’étonnait cette bourgeoise corse ; elle a été plus d’une fois héroïque, et ce qu’il y a de plus admirable dans son cas, c’est que jamais elle n’a songé à s’admirer elle-même. À Porto-Ferrajo, quelques heures avant de quitter l’île d’Elbe, Napoléon lui annonça au clair de lune qu’il partait pour reconquérir sa couronne. « Avant tout, lui dit-il, je vous demande votre avis. — Ah ! permettez, répondit-elle, que je m’efforce d’oublier que je suis votre mère. » Et après un instant de réflexion : « Le ciel ne permettra pas que vous mouriez par le poison, ni dans un repos indigne de vous, mais l’épée à la main. » C’était la même femme qui déclarait « que tomber n’est rien quand on finit avec noblesse, que tomber est tout quand on finit avec lâcheté. »

Les choses extraordinaires lui parurent toujours très ordinaires, et les choses ordinaires lui paraissaient très importantes. Je ne crois pas qu’elle fît aucune différence entre les grands et les petits devoirs. Tout lui semblait essentiel, et elle pensait sans doute qu’une mère de famille s’honore autant par de sages économies et des livres de compte régulièrement tenus que par les dévoûmens héroïques. Au reste, elle raisonnait peu, et par là encore elle prouvait bien qu’elle n’était pas née au faubourg Saint-Denis. Comme les abeilles et les fourmis, elle trouvait son chemin sans avoir besoin de le chercher. Chez les hommes comme chez les bêtes, l’instinct n’est que le sentiment irréfléchi de la destinée. Ce fut elle qui empêcha son mari de se réfugier en Angleterre avec Paoli. Que serait-il advenu, ainsi que le remarque fort justement le baron Larrey, si désertant la Corse, sa première patrie, et tournant le dos à la France, sa patrie future, elle était allée faire ses couches sur le sol britannique, que l’enfant y fût né ?

Vingt ans après, elle montrera la même clairvoyance. La noblesse française commençait à émigrer, et une belle dame engageait le lieutenant Bonaparte à partir avec elle, en lui faisant espérer ses bonnes grâces. — « Madame, vous êtes charmante, répliqua-t-il ; mais il y a de par le monde une femme dont les faveurs me plaisent encore plus, c’est la France. » Mme du Colombier lui donnait de meilleurs conseils : « n’émigrez pas, monsieur Bonaparte ; on sait bien comment on sort de France, on ne sait ni quand ni comment on y rentre. » Enfin sa mère lui écrivit. Elle le conjura de ne pas abandonner sa patrie, de ne point faire la folie de suivre la mode en passant le Rhin. « Tranquillisez-vous,