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S’il est une science ou un art auquel leur passé semble les rendre impropres, c’est, assurément, la politique, le gouvernement des hommes. Ils en ont été exclus durant des siècles, quoiqu’au moyen âge, en Espagne et ailleurs, ils y aient encore souvent pris part. À peine émancipé, le Juif ne s’en est pas moins jeté dans la confuse mêlée des partis. La tentation était forte : il n’avait qu’à mettre le pied sur l’escabeau du pouvoir pour atteindre, du même coup, à la fortune et aux honneurs. Son agilité, son élasticité faite d’opiniâtreté et de souplesse, devaient lui rendre facile l’accès des emplois, dans les pays où la carrière était librement ouverte. Aussi les États en possession du régime électif, la France, l’Angleterre, l’Autriche, l’Allemagne, l’Italie, ont-ils eu déjà nombre de politiciens de sang juif. La politique, a-t-on dit, est devenue une cuisine assez malpropre. Cela n’est pas pour rebuter les descendans de Jacob ; il leur a fallu longtemps se résigner à des métiers plus répugnans. Circoncis ou baptisé, le moderne politicien est une engeance peu édifiante ; et s’il n’est pas pire que les autres, le Juif ne vaut pas mieux. Nous n’avons pas toujours à nous louer de son intervention dans les affaires publiques, — alors même qu’il y voit autre chose qu’une « affaire. » J’ai déjà remarqué qu’il y apportait parfois un esprit sectaire, une sorte de rancune contre les croyances au nom desquelles ses aïeux étaient persécutés. Mais je n’ai en vue, aujourd’hui, que le jeu de ses facultés intellectuelles. L’action des Juifs en politique ne s’est pas du reste toujours exercée dans le même sens. Les ministres et les orateurs qu’ils ont donnés à nos parlemens, les Crémieux, les Goudchaux, les Fould, les Raynal, les Lasker, les Bamberger, les Disraëli, les Goschen, les Luzzatti, n’ont pas tous siégé sur les bancs de gauche.

Laissons là les personnages de second plan, arrêtons-nous devant trois des figures les plus curieuses du XIXe siècle, trois hommes bien divers qui, en trois pays différens, ont fait une fortune presque également inouïe. Je veux parler de Benjamin Disraeli, de Ferdinand Lassalle et de Léon Gambetta, ce dernier un Juif mâtiné de Gascon[1]. Ne voilà-t-il pas de singuliers types de juifs ? Ce qu’il

  1. Gambetta était bien Juif par son père ; c’était un de ces demi-sang dont nous avons parlé. Le fait m’a été confirmé par un israélite qui le tenait de Gambetta lui-même. — De Gambetta, on pourrait rapprocher un autre avocat, lui aussi dictateur, Daniel Manin, qui dirigea l’héroïque défense de Venise contre l’Autriche en 1848-49. Le père de Manin sortait du ghetto.